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Je ne remarque le long de la voie ferrée ni soldats ni aucune mesure qui pourrait faire soupçonner la gravité de la situation. Cependant les gares sont encombrées de permissionnaires qui vont rejoindre leurs régiments. A Strasbourg, la foule est considérable, et tout le monde a l’air d’attendre quelque chose.

Je me rends aussitôt à la Kunstschule où les concurrents ont exposé leurs maquettes. Il y a le peintre Schneider, Bucher, le Ministerialrath Schütz et quelques autres messieurs qui composent avec moi le jury. On s’efforce de discuter les mérites des exposants, mais sans conviction. Les préoccupations sont d’une autre sorte. Je serre la main de Schütz et lui demande ce qu’il pense de la situation. « La guerre, me dit-il, est absolument sûre et certaine. Au ministère, tout le monde en est convaincu : du reste, nous avons ordre de faire partir nos familles pour l’intérieur de l’Allemagne, et, tel que vous me voyez, je suis en train de faire mes paquets. Je retourne de ce pas à la maison surveiller mon déménagement. » Tout cela me donne h réfléchir.

Aussitôt la séance terminée, je me joins à Bucher, et ayant pris congé de nos collègues, je fais un bout de chemin avec lui.

L’animation a pris des proportions inusitées en ville. Les officiers arpentent les rues avec une certaine arrogance ; j’en suis quelques-uns chez mon ami, le libraire W. Ils demandent avec quelque nervosité des cartes d’état-major. W. me confie ses craintes : son personnel serait obligé de partir presque au complet. Quant à la guerre, il me dit que les officiers avec lesquels il a eu l’occasion de causer font peu de cas de la Russie ; ils comptent la battre sans peine. C’est la France qui subira les premiers coups : ils espèrent l’écraser dès le début sous une avalanche de troupes.

Je fais quelques emplettes ; la monnaie a disparu comme par enchantement ; on ne voit plus que du papier.

Sur la place Gutenberg, je suis tout à coup interpellé par Mme T. [1], très pimpante, très coquette dans son costume de jeune veuve. « Wir schlagen los ! me crie-t-elle du plus loin qu’elle m’aperçoit en agitant son ombrelle. Es yeht nach Paris ! » Je

  1. Allemande, veuve d’un Alsacien.