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Sur tout cela l’historien doit être renseigné et doit nous renseigner. De là ce labeur intime et invisible, qui achève son enquête : après la collecte des témoignages et leur chronologie, non seulement la comparaison et la confrontation des textes, mais la discussion avec soi-même, le calcul de sa propre équation personnelle, une perpétuelle et circulaire vigilance en garde contre toutes les surprises et toutes les tentations, avec la stricte observance des lois de la raison, non seulement dans la lettre, mais dans l’esprit.

Ainsi s’éleva cette œuvre puissante, dont chaque ligne révèle l’effort, et où il y a tant de perfection jusque dans les parties inachevées ; ces livres, dont certains morceaux ne paraissent que des échafaudages et qui sont des monuments. Car, à les prendre dans l’ensemble ou dans le détail, on les trouve parfaitement agencés, équilibrés, proportionnés ; et, marque suprême, on ne s’y ennuie jamais. Tant fut ardente, passionnée et communicative, cette recherche poursuivie pendant un demi-siècle par un homme dévoré de l’impatience du vrai.

Cependant, le poids s’augmentait, les témoignages s’accumulaient, la discussion se prolongeait, et l’œuvre s’étendait toujours. Un immense chantier était étalé, composé de pièces éparses ; une vie s’était écoulée. Restera-t-elle stérile sur ce champ encombré de ruines neuves ? Ne sera-t-elle qu’un immense apport d’érudition dispersée ? — Ici, enfin, se lève la faculté qui achève l’historien, l’abstraction.

Savoir n’est rien ; analyser, sérier, comparer et conclure, ce n’est que le matériel de l’histoire. Maintenant il s’agit du spirituel, du souffle, de l’âme. La vérité doit passer d’un esprit dans un autre esprit et par quelle voie, sinon par l’intelligence et par l’âme ? Il faut faire comprendre et faire admettre ; en un mot, c’est l’heure de l’expression. Exprimer, c’est extraire. L’expression, dans tous les arts, n’est qu’une simplification ; par un travail d’assimilation, l’extérieur devient création intérieure. Cette élaboration finale vient d’une faculté souveraine de contention intime, et c’est l’abstraction.

L’imagination qui s’émeut, l’exactitude qui amasse et contrôle, l’abstraction qui ordonne et exprime, telles sont les procédures naturelles à ces puissants esprits. Fustel de Coulanges sait que ce dernier effort épuisera sa vie, mais il la donne : « Une longue et scrupuleuse observation du détail est la seule