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pas méchants et traqués. En vain se sont-ils réfugiés dans les retraites inexpugnables de Sinjar, on en tue à tout propos. Ils ont tant souffert qu’il leur arrive parfois de désespérer de leur Dieu, et qu’ils pourraient bien, un jour, se convertir en masse au christianisme. Leur vieille pensée balbutiante consentirait à se taire. C’est ce qu’ils ont de mieux à faire. Je suis arrivé en Syrie avec l’idée que nous avons à ménager les anciennes croyances, et peut-être à les vivifier dans quelques-unes de leurs parties encore efficaces. Je rêvais, sinon de ressusciter les dieux morts, au moins de maintenir de riches aptitudes intellectuelles et d’exercer des facultés endormies. Mais quel parti tirer de ces adorateurs du diable ? Leur petite procession du Roi Paon me semble piétiner au fond d’un cul-de-sac. Ah ! qu’ils suivent donc, dans sa décision, ce jeune clerc, et qu’ils se rallient avec lui à la civilisation de la France et de Rome !

Quoi qu’il en soit, j’ai été enchanté de ce rare jeune homme. Il m’a parlé en toute bonne foi. Je crains qu’il ne m’ait donné là que des parcelles bien informes de la vérité totale, et je devrais peut-être rougir de les avoir notées. Mais quoi ! tout au fond, je les aime, ces sénilités d’une pensée qui se souvient de Zoroastre, du Bouddha et du Christ… Je serais ravi d’aller me promener avec un tel compagnon du côté de Mossoul… C’est malheureux qu’à cette heure il y soit méconnu, déconsidéré !

L’archevêque m’explique qu’il va l’expédier à Jérusalem, où quelque couvent le cachera. Dès lors, rien de plus à tirer de cette bonne fortune, et je dois m’en tenir à ce simple regard sur les adorateurs du diable. Mon regret est très vif, mais je sens bien qu’à trop me plonger dans cette pauvre secte, elle me lasserait, et d’ailleurs l’instant est venu que je tente une excursion approfondie aux châteaux des Assassins.


MAURICE BARRÈS.