Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 14.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soient. C’est, sans doute, pour ce motif qu’il faut plusieurs âges d’hommes pour l’abattre... »

De là vient la nécessité, pour l’historien, d’étendre ses recherches sur un vaste espace de temps. Une extraordinaire aptitude à l’assemblage des siècles, telle fut l’une des plus hautes parmi les facultés de Fustel de Coulanges.

Son coup d’œil embrassait les âges. Tout se tenait dans sa pensée, tout était lié par une chronologie impeccable. Combien de fois on entend, dans la Cité antique, comme un écho précurseur de ce qui retentira dans les Institutions, et combien de fois se prolongeront, dans les Institutions, l’expérience et la science acquises aux siècles lointains de la Cité antique ! Les deux livres doivent être lus comme un morceau unique : quarante siècles de la vie des peuples nous exposent là leur secret. Tant est féconde en histoire la notion temps !

L’exactitude dans la recherche des témoignages, l’exactitude dans leur mise au temps ; et, pour achever, l’exactitude dans leur interprétation, voilà de quoi est fait le scrupule scientifique de Fustel de Coulanges. Décrire, sérier, comparer, tout est là.

Arrêtons-nous devant ce dernier terme : comparer, confronter. La confrontation des témoignages, c’est l’art suprême de cet enquêteur, de ce rapporteur, de ce scrutateur des actes libres ; car telle est la difficulté propre à la science historique : son sujet, c’est la vie collective, c’est-à-dire la vie ; il s’agit de rassembler et de ramener à une formule unique des faits humains, ces faits que la liberté, la conscience et le mystère particulier et général, le mystère des hérédités et des influences, rendent infiniment muables, complexes, insaisissables ; et, au-dessus de ces faits encore, s’abattant comme une brume sur celui qui entreprend de les connaître, ce qui échappe plus encore, les motifs, les intentions, les hasards, la chance, l’atmosphère. L’histoire doit tenir compte, non seulement de ce qui se dit, mais de ce qui ne se dit pas, non seulement de ce qui se voit, mais de ce qui ne se voit pas ; elle doit sonder les reins et les cœurs, découvrir ce que l’on ne s’avoue pas à soi-même ; elle doit deviner les directions latentes, connaître les circonstances oubliées, les ambiances secrètes, tout, jusqu’aux mobiles bas et inavouables, en un mot ce qu’il y a de personnel et d’individuel dans une volonté unanime, ce qu’il y a de révolte intérieure refoulée dans le pas discipliné de la troupe en marche.