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Un vieux landau, une route poudreuse, une voie ferrée, une rivière qui court, tout un paysage familier de France ; mais, que je lève les yeux, voici les hautes montagnes fauves et désolées, la ruine de l’Orient. Et puis, au bord de la Barada, cette prairie un peu sèche, ces saules, ces peupliers, ces figuiers, et là-dessous ces éternels canapés de soie éculés où des rentiers rêvent en se grattant les orteils. Ce sont les fameux jardins de Damas, qui font si bien dans nos récits, et que l’on peut tenir pour un des meilleurs topiques de la poésie universelle.

Ces lieux de délices, que nous remplissions de nos lointaines fantaisies, les voilà dans leur émouvante misère (pareils aux femmes pour qui l’on se déchire l’âme, tandis que seules avec leurs servantes, elles s’enivrent de néant). Je ne me lasse pas de les contempler, de mettre leur image dans mes yeux. Des murs en pisé les entourent, de pauvres murs qui peuvent bien durer deux ou trois ans. Sous leurs arbres fruitiers, il y a du blé, de l’anis, des légumes. Le soir, leurs propriétaires s’y viennent installer, et, les jambes croisées, au bord de l’eau, fument leur narghilé, jouent au tric-trac, ou pincent leur guitare. Çà et là, au milieu de ces petits paradis privés, des cafés à la mode, suspendus en terrasses sur la rivière, parmi les peupliers et les saules, où des juives (car les musulmanes ne se montrent pas en public) chantent sans s’arrêter deux, trois heures, accompagnées par des musiciens ; et si l’on est satisfait, on leur envoie des bouteilles de bière, qu’elles alignent comme des bouquets. « Clinquant,, paillettes et tristesses, direz-vous. Quelle duperie que la vie de ceux qui envoient leurs rêves sur l’horizon ! À peine arrivés à Damas, ils doivent renvoyer leurs rêves en Europe, ou les lancer plus loin vers l’Indus. » Je ne suis pas de ces désabusés. Je ne souffre que de passer trop vite, sans pouvoir dégager le sens profond de cette oasis, de cette fleur des espaces arides, de ces minutes heureuses et de leur accueil ravissant.

J’aime Damas et ses feuillages qui, sous un soleil effroyable, frémissent au-dessus de la rivière pressée, rapide, transparente, écumante. Je voudrais vous donner la sensation de cette beauté qui désaltère notre soif et rafraîchit notre corps, tourmenté par la chaleur ; je désirerais que le visage du lecteur fût couvert de sueur, et que mes images lui fussent un délicieux courant d’air, un sorbet de neige : tout cela pour aboutir à connaître quel