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environné de tant de races, que je devais me rendre intelligibles. Mes frères romantiques voulaient se dépouiller de leur nature propre, pour vivre d’autres vies, qu’ils choisissaient dans les temps passés ou sous des climats exotiques. Je n’entends pas me déprendre de ma personne, mais éveiller au fond de moi ce qui y sommeille, je pense, et que l’Orient épanouit. C’est ici que s’est déployé un fameux épisode, un des plus profonds symboles de l’histoire du monde. Alexandre, après sa victoire d’Issus, mit la main, dans Damas, sur les trésors et sur les femmes de Darius. Quelle idée mesquine de nous peindre, à cette occasion, la continence d’un jeune génie ! C’est de bien autre chose qu’il s’agit ! L’élève d’Aristote, le victorieux qui vient de venger et de clore les guerres médiques, le héros dont l’âme n’était jamais rassasiée de surnaturel et de divin, relève la fille agenouillée du grand roi, et, par ce geste nuptial, marie l’hellénisme à l’Asie. À Damas se rencontrent, non pour tâcher de se détruire l’un l’autre, mais pour se comprendre et s’unir, l’Orient et l’Occident.


Fini de flâner. Au travail ! Je me réveille plein d’ardeur, décidé à m’assurer quelque beau gibier. Puisqu’on veut me faire visiter des maisons, je désire du moins en voir une où il se soit passé des intrigues, des douleurs, des fureurs, enfin, s’il est possible, de grandes choses révélatrices du génie de la race. Quelqu’un trouvera-t-il un jour, dans Damas, Homs, Hamah, Alep, l’équivalent des Chroniques Italiennes de Stendhal ? Les Chroniques Syriennes, des épisodes où l’on voie, comme des abeilles dans une ruche de verre, bourdonner et travailler les urnes. Relisez, me dira-t-on, les Mille et une Nuits. Sans doute, de beaux gâteaux de miel. Mais leur douceur sucrée et parfumée ne nous suffit pas. On voudrait s’engager jusqu’aux sources vives, dans les profondeurs ténébreuses de l’être.

Mes amis m’ont conduit en plein quartier juif, dans la maison de Daoud-Arari, où s’est passée une fameuse histoire, qui semble appartenir au fond des âges, une histoire chargée, souillée des plus vieilles idées religieuses sur la vertu expiatoire du sang : la disparition du Père Thomas et d’Ibrahim-Amarah, son domestique, qui pénétrèrent dans le quartier des Juifs, le 5 février 1840, un quart d’heure avant le coucher du soleil, et qu’on n’a plus jamais revus.