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aux heures où le soleil commence à chauffer, me donne l’équivalent d’une lecture de ses adieux enivrants à Sultan, le cheval favori de sa fille ; c’est le même plaisir moiré, rose, tressé de rubis et de fleurs, plein de hennissements, et taché de l’écume du mors.

Après avoir jeté un regard au dehors de la ville, entre les collines du Hauran, couvertes de pierres noires volcaniques, et l’éternel Hermon neigeux, je suis allé aux bazars, où la lumière et l’ombre étincellent sur des milliers de petites scènes. C’est une fourmilière de métiers et de soins, un tumulte de passants, un brouhaha d’interpellations ravissantes. Les marchands m’offrent des fleurs en me criant : « Apaise ta belle-mère, » et du pain de froment beurré, en le nommant « nourriture d’hirondelle. » Pour vendre leurs poires, ils chantent : « Le médecin prescrit à son fils un biscuit blanc et deux poires ; » et ils vantent leurs nèfles en disant : « Les rossignols ont chanté sur les branches du néflier, et le jardinier qui les garde ne dormira pas de la nuit. » Tout cela prodigieusement mêlé d’enfances. À chaque minute, on retire un mioche de dessous ma voiture ; il est gratifié par le cocher d’un coup de fouet pédagogique, et si quelque sage vieillard a vu la scène, il tire, autant qu’il puisse les atteindre, les oreilles du jeune imprudent. Tout ce monde, d’ailleurs, paisible, courtois et buveur d’eau.

Au sortir des bazars, indéfiniment, tout le jour, j’ai circulé dans les rues, animées et bariolées, et dans les ruelles mortes, dont les hauts murs cachent les riches Damasquins. Rues et ruelles s’enchevêtrent, obscures et tortueuses, couvertes le plus souvent de nattes ou de planches, et bordées de maisons bien sales, bâties de boue et de paille hachée. Mais ne trouvez-vous pas que cette misère et ces demi-teintes favorisent l’activité de l’imagination ? Derrière ces murailles secrètes, je désirerais savoir comment on comprend l’amour et la mort.

Nos villes d’Europe sont quelque chose de voulu, une œuvre tenue dans toutes ses parties, et le plan qu’elles réalisent méprise, malmène, anéantit bien des vues qui nous plairaient. L’Orient, lui, semble donner la permission à toutes les fantaisies ; il nous invite à croire que toutes nos richesses intérieures pourraient s’y épanouir, et que les problèmes éternels y sont médités sans hâte par des centaines de sages. J’aime cette vie appauvrie, plus simple, où l’offre d’une cigarette, d’une tasse