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l’ordre, ne peut deviner que ce sera l’origine d’une lointaine catastrophe. Cette observation appartient à notre historien : « Presque toujours, chaque génération s’est trompée sur ses œuvres. Elle a agi sans savoir nettement ce qu’elle faisait. Elle croyait voir un but tout autre que celui où ses efforts l’ont conduite. Il semble qu’il soit au-dessus des forces de l’esprit humain d’avoir l’intuition du présent. »

Et c’est pourquoi il appartient à l’histoire de renouveler sans cesse les avertissements et de le faire avec une précision, une clarté, une fermeté toujours plus grandes. Ce travail n’est pas perdu. L’humanité évite parfois les pièges qui lui sont itérativement signalés. Et c’est peut-être là, en somme, ce qui s’appelle le progrès.

Cependant quand de grandes entreprises de falsification de l’histoire se produisent, quand ces entreprises sont menées de longue main, pour des raisons occultes et sur un plan concerté, leurs suites peuvent être des plus graves, et c’est alors que tel grand historien peut recevoir la mission particulière de redresser l’erreur ou de mettre au jour le dangereux travail souterrain.

Tel fut le coup de génie qui frappa Fustel de Coulanges et qui, — son livre sur la Cité antique à peine paru, — le porta à choisir le sujet qui devait absorber le reste de son existence : les Institutions politiques de l’ancienne France, c’est-à-dire les origines de l’Europe moderne.

Une grande et romantique erreur était généralement acceptée sur les premiers temps de l’histoire européenne. Lancée par les feudistes pour la défense des intérêts d’une classe particulière, ancrée dans les esprits par les tenants de la thèse aristocratique, elle avait séduit les amateurs de l’histoire pittoresque. Mme de Staël s’y était amusée, les romantiques l’avaient rendue populaire ; l’érudition allemande s’en était emparée et s’y était appesantie. Cette thèse était la suivante : les invasions germaniques, en apportant un « sang frais, » ont transfusé une force nouvelle à un monde épuisé et ont donné la vie et la fleur à l’Europe moderne. Ce que l’emphase germanique avait fait de ce système aventureux, tout le monde le sait : l’art des cathédrales était un art allemand ; les épopées du Moyen-âge n’étaient que de vieux chants germaniques. Tout le bon était germain dans le monde moderne.

La féodalité et les institutions libérales trouvaient là leurs