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alors, tous les progrès intellectuels et matériels pèseront peu au prix de la dépravation universelle.

Au rebours de ce que nous imaginions tout à l’heure, c’est-à-dire une société intellectuellement brillante et moralement corrompue, supposons une nation dont tous les citoyens sont de grande médiocrité. Nulle invention scientifique n’apparaît. Toute œuvre d’art est inférieure aux œuvres anciennes, ou plutôt on ignore l’art. Une grande vague de paresse intellectuelle submerge les esprits ; la masse des illettrés s’accroît. Et cependant il n’y a ni révolutions, ni scandales, conjugaux ou autres ; la vénalité et la criminalité ont diminué. Oserons-nous dire que cette société est en progrès ? Ne penserons-nous pas qu’elle s’achemine fatalement vers une rapide décadence ?

Il faut que les deux progrès marchent de pair. Certes le progrès moral est essentiel ; mais attribuons aux progrès intellectuels et matériels une importance au moins égale à celle des progrès moraux, car la moralité des populations est changeante, et varie avec les époques. Elle est presque une affaire de mode. En trente ans, tout se transforme. Par une sorte de réaction instinctive contre les mentalités paternelles, les enfants ont voulu faire autre chose que leurs pères. La mode était à l’immoralité ; elle passe à l’austérité, ou inversement, sinon en une génération, au moins au bout de deux ou trois générations. Au contraire, les conquêtes scientifiques ne rétrocèdent pas. Ce qui est acquis est définitif et fait désormais partie du patrimoine humain. On vient d’atteindre en avion la vitesse (invraisemblable) de 378 kilomètres à l’heure. Voilà un fait qui pourra désormais se répéter aussi souvent qu’on le voudra. Mais la moralité d’une nation est sujette à des oscillations qu’on ne peut guère prévoir.

Nous ne sommes pas sûrs qu’un courant de perversité ne va pas rendre nos enfants et nos petits-enfants inférieurs à ce que nous fûmes. Mais nous sommes certains qu’ils sauront se servir du téléphone et des rayons X.


VI


Le mot civilisation est si compliqué qu’on peut concevoir une société civilisée, mais empoisonnée par un vice profond, radical, le despotisme. Sous le poids d’un despotisme écrasant,