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réalités, déploie ses ailes, les éprouve, s’oriente, veut participer de la plus haute vie. Et ce que l’on va retrouver sous des couleurs et dans une atmosphère chrétienne, n’est-ce pas encore le vieux cortège des bacchants, leur dangereux enthousiasme, tout prêt à déchirer la maîtresse du chœur, aussi bien qu’à l’acclamer ?

« Je me trouvais au couvent de Hourache dans une détresse profonde et une tristesse infinie. Je sentais en moi quelque chose d’immense et de grand, qui me faisait mal et ne pouvait être porté par mon corps si frêle. Je me trouvais éprise d’un violent amour divin, et pourtant je ne pouvais pas supporter mes grandes douleurs physiques. Je m’évanouis. Dans mon extase, la voix qui m’encourageait et me consolait, me dit : « Reviens à toi, et fais-toi saigner. » Au réveil de cette léthargie, je me fis saigner. Sœur Catherine recueillit le sang, et, en le regardant fixement, elle y vit empreints les instruments de la passion et un cœur transpercé… »

Lorsque le bruit de cette pauvre merveille se fut répandu, des délégations de tous les villages du Mont Liban se succédèrent auprès de la favorisée. Les infirmes et les malades se pressaient pour qu’elle les guérit. La supérieure et les sœurs de Hourache distribuaient le sang qu’elles avaient recueilli de son bras. Et l’archevêque Germanos voulut réaliser ses vœux, en l’aidant à fonder l’ordre du Sacré-Cœur, dans un couvent de Békerké, conformément aux statuts et règlements que la visionnaire prétendait avoir reçus du ciel.

« J’étais heureuse, très heureuse, dépose Hendiyé, mais Dieu a voulu m’éprouver terriblement, par un fait dont le souvenir me fait tressaillir encore d’horreur et d’effroi. Une rumeur, dont j’ignore le motif, se répandit parmi le peuple, que j’étais possédée par le démon, qui parlait par ma bouche ; qu’au moment de mes visions, la bave coulait de mes lèvres ; que toutes mes paroles et mes gestes étaient impurs ; qu’enfin j’étais pleine de vices. Toutes mes apparences de vertu n’étaient que feintes et hypocrisies, savamment combinées par le Maudit pour tromper le peuple. J’étais l’arbre du mal, dont tous les péchés forment le branchage ; j’étais la synthèse de toutes les malédictions… Une femme du peuple avait demandé à l’évêque l’autorisation de me voir. Lorsqu’elle fut devant moi, elle entra dans une grande colère, saisit violemment mon bras, et me lança à la face les