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Tout invite au silence et à la vénération. On se meut ici dans une pensée grandiose et de qualité héroïque. La présence de la divinité est certaine.

Tandis que nos porteurs installent nos tentes, au bas de l’immense falaise et parmi les décombres sacrés, nous nous livrons aux rêves de cette désolation. Ici des peuples, dès le lointain des siècles, sont venus accomplir des rites mystiques. Leur temple git à terre. Qu’importe ! anéanti, prostré devant la nature qu’il célébrait et qui l’a abattu, il continue sa prière. C’est sa pensée qui s’échappe toujours du rocher, qui jaillit là-haut de ce trou noir, semblable aux tunnels du Métro, et qui tombe, écumante, d’étage en étage, pour former la rivière magique, teintée du sang d’Adonis. Parmi ses décombres, enchevêtré dans leur éboulement, un arbre s’élève, seul survivant du bois sacré, qui toujours avoisinait les temples. C’est un pistachier sauvage. Il porte dans ses branches une cinquantaine de chiffons, accrochés par les femmes musulmanes ou chrétiennes. Ainsi l’indifférente nature a renversé l’offrande de l’humanité, et l’humanité continue de supplier l’esprit du lieu. En vain le cirque est désaffecté ; ses rochers gardent le prestige des plaintes et des fureurs qu’une immense multitude accourut y porter. J’aime par-dessus tout ces chiffons de supplication qui frémissent à cet arbre. Quelle maigreur, quelle pauvreté de nos sentiments touristiques, auprès de ce signe d’espérance invincible ! II atteste un besoin d’infini qui résiste aux âges et nie la mort des dieux. Ce pistachier empanaché m’émeut, comme une main tragique au-dessus du flot, après le naufrage d’un monde.

Eh bien ! que demeure-t-il de vivant là-dessous, et avec quoi je puisse prendre contact ?

Leconte de Lisle, Anatole France et les autres ont aimé le cortège d’Adonis. Et surtout je pense à Gabriele d’Annunzio, à son tableau orgiastique du Martyre de Saint Sébastien, où il a magnifié « le chant lugubre des côtes de la Phénicie et des gorges du Liban, le souffle de l’Asie, profonde et chaude comme la gueule d’un lion et comme le cou de Cléopâtre. » Je demande aux jeunes Syriens, mes compagnons, que, du milieu de cette vigne dévastée, nous tournions notre pensée amicale, en hommage, vers le grand Italien qui en a cueilli la dernière grappe et pressé la suprême ivresse. Mais là, sur place, ces rochers, ces pierres syriennes et romaines, ces témoins des antiques folies et