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— Eh bien ! d’abord, dites-moi le nom de la personne qui vous a donné mon adresse ?

M. Melhamet inventa un nom au hasard.

— Ou habitez-vous ? reprit-elle.

— Ghazir, en ce moment.

Elle eut un léger sourire, qui disait : « Je sais quelle est la femme qui vous a raconté mon histoire, » mais elle ne refusa pas de répondre.

M. Renan, dit-elle, habitait depuis quelque temps une maison au bas du village, une maison étroite, où des petits enfants le gênaient beaucoup. Il trouva chez moi le repos qu’il désirait. Je n’étais pas encore mariée, et je vivais seule avec mon frère. Notre maison était située au tournant de la route, près de l’établissement des Pères jésuites. M. Renan était accompagné de sa sœur, d’un cuisinier et de plusieurs domestiques. Il avait des chevaux pour ses excursions dans les montagnes. Des messieurs français venaient le voir souvent. À plusieurs reprises, ils sont allés visiter Afaka.

— Avez-vous gardé des souvenirs sur sa vie intime ?

— Des souvenirs vagues. Je puis vous dire qu’il n’avait jamais l’air de se préoccuper de la vie matérielle. Il semblait distrait par une idée. Je crois qu’il devait être amoureux. Il était excessivement généreux et vivait très bien. Tout le temps qu’il demeura chez nous, il nous forçait à partager sa table qui était très bien servie. À son départ, il m’a gratifiée d’une somme à peu près égale à celle qu’il me devait. Il sortait rarement, et passait la plus grande partie de sa journée sur une natte, à l’ombre des sapins dans le jardin. Il portait toujours un livre. Un jour, au début, il me surprit à chanter une romance, il me la fit répéter.

— Mais comprenait-il l’arabe ?

— Oui, il cherchait ses mots et les prononçait mal, mais il se faisait comprendre. Depuis ce jour-là, tous les soirs, après dîner, il me priait de chanter un peu sur la terrasse.

— Voyait il d’autres personnes que vous, dans Ghazir ?

— Il était excessivement gentil avec tout le monde, malgré son rang et sa position (on le disait très haut placé dans son pays). Cependant il évitait les relations avec les Pères jésuites. Les Pères avaient envoyé des invitations à M. et à Mlle Renan pour la distribution des prix dans leur collège. Il s’excusa et me