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avec l’étincelante matinée, j’ai négligé d’interroger personne dans Ghazir. Un jeune Syrien, très distingué, M. Melhamet, a bien voulu réparer mon oubli, et s’est chargé de faire une visite à la vieille femme qui, il y a soixante ans, a donné l’hospitalité à M. Renan. Il l’a trouvée sur un sofa, vêtue de soie, coiffée d’un voile, égrenant son chapelet. Et, grand Dieu, quelle conversation ! Que n’a-t-elle pas raconté ! Peut-être ai-je tort de faire un sort à cette histoire que mon Syrien m’a rapportée, histoire choquante, mais pourtant harmonieuse avec ce paradis de Ghazir, (telle une cétoine dorée qui repose au sein d’une rose.) Je la recueille pour qu’on en rie, car elle est, de toute évidence, absurde, inexacte, impossible. C’est une légende, significative du tour d’esprit naïvement sensuel de ces douces populations, qui, sans malice, avec une innocence animale, surveillaient, sans rien y comprendre, les méditations du jeune archéologue.

Voici ce que raconta la vieille logeuse, évoquant le souvenir du temps où son hôte et elle-même étaient jeunes.

— La maison que j’habitais alors était bien petite. Si nous avions eu celle où vous me voyez aujourd’hui, l’étranger aurait eu toute sa commodité, et ne nous aurait peut-être pas quittés. Nous n’avions que deux chambres et une grande terrasse sur la vallée et sur la mer. Je l’habitais avec mon mari et deux enfants. Quand l’étranger est venu, je lui cédai la plus grande chambre. Il était accompagné de sa sœur. Il avait aussi trois enfants.

— Des enfants ! dit Melhamet.

— Mais non, grand maman, interrompit une jeune femme qui assistait à cette conversation. Vous confondez avec le directeur de la poste française. Celui-là. avait des enfants.

— C’est possible. Excusez-moi, monsieur. Maintenant je me souviens. Pendant les premiers jours, ce monsieur avait l’air dépaysé. Il ne sortait de sa chambre que pour venir s’étendre sur une espèce de divan pliant, qu’il avait apporté avec lui, à l’ombre de ces peupliers, tout près du mur de ce moulin. Elle indiquait deux beaux peupliers et le mur, tapissé de fougères ruisselantes, d’une espèce d’aqueduc qui conduit l’eau au moulin.

— Le soir, après le coucher du soleil, il rentrait. Je leur servais leur diner sur la terrasse. Ils veillaient beaucoup. Je me réveillais parfois dans la nuit, et je les entendais. Peu à peu il