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dition, l’amour naturel du parler national et classique ne sont pas encore chez nous tombés en quenouille ; hâtons-nous d’en profiter. Il y a une place incomparable à retrouver pour une langue qui puisse jouer, mais pour une ère dix fois plus longue et peut-être éternelle, le rôle que le latin joua, dans la nouvelle barbarie qui menace le monde, dans le fléchissement général des esprits qui semble être la rançon des conquêtes matérielles de l’homme… De même que l’étalon du mètre, précieusement conservé, n’a que des variations insensibles et pourrait être accusé par les amants de la Vie de ne guère vivre et évoluer, de même le langage fixé dont nous souhaitons la reconnaissance conservera, pour des générations encore à peine prévisibles, la mesure de l’aisance, de la précision et de la simplicité parfaites. Et, puisque la vie n’aide pas la langue à jouer ce rôle, sauvons en quelque sorte la langue de la vie. » En la tuant ? Mais oui, et M. Thérive le dit : « Tuons-la donc, puisque c’est morte qu’elle peut survivre ! » Est-ce un paradoxe, au courant de la plume ? Non. M. Thérive ne souhaite pas que le français soit la langue universelle et obtienne, dans le monde, le rôle d’une « langue auxiliaire » et d’un « espéranto. » Il ne croit pas à une langue artificielle comme l’« espéranto, » d’ailleurs ; mais il s’attend que l’anglais soit bientôt la langue la plus répandue. Il n’envie pas à nos alliés ou nos émules ce grand honneur ; et il plaint l’anglais, qui deviendra « un sabir de garçons d’hôtel, de chimistes et de commerçants. » Le français n’aura d’autre expansion que littéraire. Et, langue morte, réservée « à l’usage écrit et à l’entretien des gens les plus cultivés, » le français gardera une excellence et une pureté qui, autrement, seraient vite perdues.

Vous apercevez le sentiment de M. Thérive, un sentiment très différent des mots qu’il emploie : mots de meurtre, et le sentiment d’une exquise tendresse. Le grand amour qu’il a pour le parler de France fait qu’il a peur de le voir avilir par les ignorants et par les gentils. Les lendemains ne sont pas sûrs ; et l’univers civilisé, en ce moment, n’est pas un endroit où l’on se plaise à lancer et aventurer ce qu’on aime. Le parler de France, fragile merveille, il le voudrait tenir à l’écart des tribulations et mettre à l’abri du temps. Le seul abri contre le temps, c’est la mort, en quelque sorte : eh ! oui, comme la profondeur d’une mare est un abri contre la pluie. Voilà pourquoi M. Thérive tuerait ce qu’il aime.

Il le tuerait tout de bon. Notre langage n’est pas une fragile merveille pour un musée. Il est vivant et bien vivant ; il a besoin d’air et d’activité.