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Berthelot répliqua : — je n’ai pas son texte sous les yeux ; mais il disait, en somme : — oui, l’orthographe s’est plus d’une fois modifiée ; maintenant, laissez-la tranquille. Et il disait : la forme de l’engin que l’on appelle bicyclette a plus d’une fois changé, depuis le premier essai que l’on tenta de courir sur deux roues jusqu’au moment où l’on eut trouvé la forme la meilleure ; après cela, qui n’est pas d’hier, la bicyclette a fidèlement gardé sa forme que vous connaissez. Pareillement, concluait-il, un langage pendant longtemps cherche sa forme ; un moment vient qu’il l’a trouvée : laissez-le s’y tenir. Les mots français ont leur visage ou leur aspect, qui témoigne de leur passé, qui révèle aussi leur état de réussite accomplie. Eh bien ! ce que Berthelot disait des mots et de l’orthographe, disons-le plus généralement de la langue. Elle est hors de page ; elle a fini ses écoles. En d’autres termes, elle a passé le temps de l’hésitation ; et maintenant elle est fixée.

Elle est fixée ? Aussitôt, vous entendez une grande clameur. Ce sont les hommes de progrès qui se fâchent. On aime à confondre aujourd’hui progrès et changement ; de sorte que les gens les plus sottement tracassés d’humeur changeante croient mener l’humanité à ses destinées mirifiques. Somme toute, ils font du désordre. La quantité de désordre qui se fait chez nous au nom du progrès étonne un spectateur naïf.

Les prétendus hommes de progrès vous transformeraient le vocabulaire en une galimafrée de mots étrangers et de mots baroques dus à leur invention. Quant à la syntaxe, ils l’ont détraquée.

M. Thérive définit la syntaxe « la logique » de la phrase. Et nous appellerons syntaxe française une logique française du discours. Est-ce qu’il y a plusieurs logiques, une logique française et d’autres ? Mais oui ; disons-le, et au risque d’exciter le scandale, comme autrefois les « deux morales » ont irrité nos grands pères. Il y a une logique française : l’ordre dans lequel se rangent, pour un Français de France, les éléments d’une pensée. Les éléments d’une pensée, dans la phrase où la pensée est tout entière, ce sont les mots. Le français ne réunit pas les mots de la même façon que d’autres langages. Il y a donc une logique française, dont témoigne notre syntaxe. Et la logique française, conforme à l’esprit de chez nous, lentement élaborée par l’intelligent effort d’une méditation qui a duré de longs siècles, rendue maîtresse de la langue par le soin délicat de nos écrivains : voilà ce que détruisent nos hommes de progrès, tout de même qu’ils effacent le souvenir, la gaîté, la douleur et enfin l’histoire française incluse dans les mots.