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ont apporté de chez le meilleur traiteur de Beyrouth.

Nous sommes là plus de deux cents convives, généreusement traités par un poète arabe, dont je regrette bien d’avoir perdu le nom. Avec nous Mgr Pierre Choubly, l’archevêque de Beyrouth, et Mgr Paul Baslous, l’archevêque de Sidon. J’ai encore dans l’oreille le bruissement de l’eau, l’éternel refrain des youyous, mêlés aux clapotis de la cascade, les discours nombreux et sonores, tous les bruits du banquet et de la nature. Par ces heures chaudes, dans un tel lieu, nul n’est fâché de prolonger la halte, et pour nous fêter, les poètes arabes déroulent, interminablement, leurs cadences harmonieuses et parfumées.

Quand nous continuons vers Deir-el-Kamar, ce sont, à chaque arrêt, les mêmes ovations et les mêmes suppliques. À Freidis, mot syriaque qui veut dire petit paradis (on croit que c’est ici l’emplacement du paradis terrestre, « à cause du grand fleuve qui y coule, » une jeune fille nous offre des fleurs et nous demande une école. À Barouk, une jeune fille encore, d’une beauté royale, prend d’assaut le marchepied de notre voiture, et nous déclame, avec une inspiration violente, des vers retentissants sur ce thème : « Donnez-nous l’intelligence, ô vous qui la détenez ! » Sa splendeur et sa véhémence, qui m’éblouissent, me font songer à cette fille d’ancienne famille qu’a vue, dans ces mêmes parages, le jeune Renan : « On eût dit, écrit-il, une Jézabel ressuscitée. Quoique jeune, elle était arrivée à une taille colossale. La beauté de ces femmes, incomparable durant un an ou deux, tourne très vite à l’obésité et à un développement de la gorge presque monstrueux. » Je fais demander au poète arabe, notre hôte du déjeuner, quelques détails sur cette héroïne. Il me répond : « Elle est digne de vos chants. » Il l’a chantée lui-même. C’est la muse du canton de Chouf, à la fois inspirée et inspiratrice.

Je ne peux pas interpréter médiocrement un désir de savoir, exprimé avec des accents si violents et avec ce prodigieux élan de tout le corps. Ce qui anime ces filles, et, derrière elles, tout ce peuple qui nous les délègue, c’est le sentiment mystique du psalmiste : Intellectum da mihi et vivam, donne-moi l’intelligence et je vivrai. Pour moi, désormais, cette émouvante devise flotte sur tout le Liban.

Mais, sur ce rocher escarpé, quel est ce coin de Grenade ou