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favorable, a priori, à la thèse de la National Gallery, se retourne contre elle !

Seulement, Ambrogio ne put se mettre aussitôt à l’œuvre. Il fut blessé d’un coup de pied de cheval, dans la cour même du château, le 2 juillet 1491. Ludovic le More lui envoyait son chirurgien pour le soigner. Puis, à peine remis, il l’envoyait le 8 août de la même année, dans le Tyrol, auprès de son neveu Maximilien Ier, qui le demandait au duc pour lui confier l’exécution des coins de ses monnaies.

Son absence fut de longue durée et il n’apparait pas, dans les comptes, que maître Ambrogio soit rentré à Milan, avant les deux grands deuils qui y ramenèrent aussi l’Empereur, au début de 1497. Béatrice d’Este venait de mourir, pour avoir trop dansé dans la nuit du 1er janvier ; et cette fin foudroyante d’une duchesse de vingt-deux ans précédait, de peu, celle de Biancha-Maria Sanseverino, son amie, l’aînée des filles de son mari.

On sait la liaison récente qui s’était nouée entre le Duc et Lucrezia Crivelli. Celle-ci était l’une de ces « demoiselles » attachées à la personne de Béatrice qui se déguisèrent en sultanes pour aller surprendre, en cavalcade, le More inspectant gravement les travaux de la Chartreuse de Pavie ; dont les portraits furent envoyés, à Lyon, à Charles VIII, marchant vers les Alpes ; qui accompagnèrent la duchesse au-devant de lui jusqu’à Asti, et dont les danses lascives scandalisèrent Paul Jove, sans captiver le Roi.

Il faut placer, au milieu de 1497, son portrait qui est au Louvre et qui s’apparente, par la technique picturale, à cette Vierge à la source, achevée depuis peu d’années. Vous vous souvenez de ce visage volontaire, si personnel, dont les yeux bruns, hardis, regardent à côté des vôtres et ne démentent pas la sensualité d’une bouche, en forme d’arc, dont la lèvre inférieure est si lourde ? La dureté exceptionnelle de sa gorge dressée sous les broderies d’or, à fond noir, qui bordent sa robe rouge, l’ovale plein de ses joues aux pommettes saillantes, la robustesse de son cou vous auront frappé, tant l’individualité de ce portrait est inoubliable.

Or, tous ces traits si personnels, — à part l’expression hardie des yeux, — se retrouvent dans la Vierge aux rochers de Londres, à la place des traits impersonnels, créés par Léonard.