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Ce titre ne lui fut donné qu’après 1625, sur l’indication du commandeur Cassiano del Pozzo [1]. Les inventaires royaux antérieurs à cette date notent cette œuvre sous le titre Une Courtisane en voile de gaze [2]. Il eût mieux valu adopter l’indication même de Léonard que c’était une Beauté florentine ; car ce type de femme existe, en effet, dans la campagne de Florence ; je me souviens d’une paysanne aux pieds nus, venant de remplir au puits un vase d’airain qu’elle portait sur l’épaule, près de la Chartreuse d’Éma, et qui avait les caractères ethnographiques de la Joconde, mais avec toutes les indications individuelles de son humble personnalité. Tandis que le type vincien est impersonnel comme une entité féminine, lentement élaborée.

Le Faust de Gœthe eut une genèse analogue. Il s’est enrichi d’expression, de vie morale, durant cinquante ans, à chaque publication des œuvres complètes du poète. Dans l’œuvre de Léonard, le Saint Jean Baptiste correspondrait au second Faust. Lorsqu’on voudra étudier les œuvres d’art, dans leur essence même, en dehors des romans, plus ou moins littéraires, qui nous ont imposé une conception, si erronée, des intentions de leurs auteurs, on comprendra mieux la Sixtine, les Allégories de Titien, certaines eaux-fortes de Rembrandt sur lesquelles des légendes pèsent.

Le roman d’amour, d’où serait sorti la Joconde, ne s’est embarrassé ni des faits ni des dates ; car naissant avec la Vierge à la source, son prototype, il aurait duré plus de vingt-cinq ans, au gré de la vie errante du maître. Cette légende invraisemblable remonte au temps où Arsène Houssaye retrouvait au goniomètre le crâne même du Vinci, dans le charnier de la chapelle Saint-Hubert du château d’Amboise et attribuait au maître, dans un même ouvrage, la paternité du Thomas Morus d’Holbein, du musée de Dresde !

  1. Dont l’observation si précieuse, sur l’absence totale des sourcils, aurait dû faire écarter le texte contradictoire de Vasari.
  2. Le Père Dan, dans son Trésor des merveilles de Fontainebleau, proteste contre ce dernier titre, en affirmant « qu’elle n’était pas une courtisane, comme quelques-uns crurent, mais la vertueuse épouse de François Iocondo, gentilhomme ferrarois. » Celui-ci mourut de la peste en 1528, quelques années après sa femme, et ce ne peut être lui qui & renseigné Vasari, né en 1512.