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Les deux grands maîtres expressionnistes, Rembrandt et Léonard, ont manifestement donné au regard de leurs personnages certaines qualités d’acuité visuelle, d’ironie tendre, de pitié, d’angoisse, de gravité, cette émotion multiple qu’ils trouvaient dans leurs yeux, étudiés par ces lyriques du pinceau devant un miroir qu’ils interrogeaient avec insistance. Mais c’est dans la création des types que leur génie diffère le plus. La beauté, chez Rembrandt, n’est jamais dans les formes. Elle n’est pas cette « délectation » qui est le but unique de l’art, au dire du Poussin ; ce n’est même pas, du tout, l’objet de sa recherche ; ce qu’il poursuit, c’est la qualité de l’expression par le caractère. Pour Léonard, au contraire, la beauté, cette harmonie impersonnelle, étant un idéal à la fois plastique et moral, se composera d’éléments empruntés aux plus belles formes sélectionnées, ayant le maximum d’expression, et cet idéal, qui grandit avec le génie et l’âge du maître, sera progressif, de plus en plus exclusivement vincien, tout en restant sensible à la foule comme aux dilettantes. Tandis que le caractère, qui se fera de plus en plus rude, chez Rembrandt, dépassera l’accent personnel, sans jamais l’effacer, au point d’atteindre à cette autre beauté des formes heurtées et des rugosités picturales de sa vieillesse, d’où une haute spiritualité se dégage, cependant, mais pour un public plus restreint.

Aussi, à chaque reviviscence du type vincien, sent-on que le maître s’est distrait de la peinture, sans abandonner l’art d’observer, dans ses incursions vers la vie publique active, dans ces recherches de curieux, plus que de savant, qui ont établi sa réputation d’homme universel ; on sent qu’il s’est enrichi d’expérience et qu’il a chargé sa palette de la quintessence de ses acquêts. Mais, comme le dit Méphistophélès dans le second Faust, « nous dépendons toujours des créatures que nous avons faites. » C’est pourquoi Léonard, voué à sa conception générale de la beauté, reprend ce thème idéal qu’il perfectionne, en amplifiant celle qu’il a créée dans sa Vierge à la source, et où il se complaît au point de l’enrichir de toutes les forces expressives de sa science et de son art, selon l’évolution de sa propre nature.

Si bien que ces cinq figures idéales, dont l’intellectualité grandit avec la curiosité cosmique et l’expérience de Léonard, apparaissent comme les témoins de ses étapes décisives. C’est pourquoi la Joconde ne peut pas être le portrait de Mona Lisa.