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comptait alors trente-trois printemps, ce qui marque une Napolitaine deux fois mère, et ne nous permet plus d’espérer une concordance entre son portrait décrit par Vasari et la prétendue Joconde du Louvre.

Au surplus, Léonard quitte Florence, pour n’y plus revenir, sauf pour un procès en 1507 et en 1511, jusqu’à la rentrée de Julien de Médicis.

Mais il y a le fameux sourire ; « ce sourire si attrayant, qu’il est une chose plus divine qu’humaine à regarder et que l’on a tenu pour une chose qui n’est pas inférieure au modèle, » ce qui a suffi à tant de critiques pressés pour identifier, à la suite du père Dan, notre Joconde avec le portrait de Mona Lisa ! Cependant, Vasari aurait pu observer que ce sourire n’était plus une invention nouvelle de Léonard, car il animait déjà, dès 1501, les traits gracieux de la Sainte Anne, cette autre œuvre que le maître aurait aussi « abandonnée » pour entreprendre « le portrait de la Ginevra d’Amerigo Benci. » Quelle obstination et quelles récidives dans l’impuissance, si l’on en croyait ce hâbleur ! Mais il joue, par trop, de malheur, car son affirmation est tout aussi fausse en ce qui concerne le portrait de la Ginevra Benci, morte depuis huit ans, à l’époque qu’il fixe pour son exécution.

Il serait plus sage, et plus simple, d’abandonner ces textes erronés, puis de regarder la prétendue Joconde, dont le titre importe assez peu et doit lui rester, non plus comme un portrait qu’il n’est pas et ne peut pas être, mais comme l’une des reviviscences de ce type vincien qui apparut, pour la première fois, dans notre Vierge à la source, après avoir essayé son sourire dans le profil de l’ange agenouillé que l’élève Léonard peignit dans le Baptême du Christ de Verrochio ; cet être androgyne qui dominera l’œuvre entier du maître, comme l’expression concrète de son idéal d’artiste et de penseur, et sera, tour à tour, le Saint Jean du Cénacole dont l’âme affleure en tristesse à la fente de ses yeux mi-clos ; la Sainte Anne au sourire déjà troublant, dont les yeux s’ouvrent davantage ; puis cette Joconde, aux yeux interrogateurs, dont le regard glacé pose une énigme que le Saint Jean-Baptiste semble avoir résolue, tant son sourire, plus ambigu, double la joie des yeux d’une intellectualité si haute, qu’il faut y voir l’expression même du regard du Vinci.