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avec une extrême délicatesse, les sourcils, leur insertion dans la chair, leur épaisseur plus ou moins prononcée, leur courbure suivant les pores de la peau, ne pourraient être rendus d’une manière plus naturelle. Le nez avec ses ouvertures roses et délicates est vraiment celui d’une personne vivante. La bouche, sa fente, ses extrémités qui se lient par le vermillon des lèvres à l’incarnat du visage, ce n’est plus de la couleur, c’est vraiment de la chair. Au creux de la gorge, un observateur attentif surprendrait le battement de l’artère... »

Remarquons, tout de suite, que la Joconde n’a aucun point brillant, ni cette humidité des yeux que signale Vasari, dont la description minutieuse est faite, 'de visu, d’après un tableau de bien moindre importance, puisqu’il ne parle que « d’une tête. » II serait inadmissible que le peintre-écrivain eût négligé de parler des mains et du lointain, dont le rôle est si décisif dans l’ensemble du chef-d’œuvre et si inattendu dans la production picturale de la Renaissance. Lorsqu’on aura rappelé que Vasari, né en 1512, n’a jamais passé les Alpes et n’a pu voir ce tableau apporté par le Vinci, en France, en juin 1516, il faudra bien admettre qu’il a décrit une autre peinture. D’autant mieux qu’il parle d’une œuvre « inachevée » et qu’il serait difficile d’indiquer, dans la Joconde, quelle serait la partie incomplète.

En revanche, dans les cinq portraits de femmes attribués avec vraisemblance à Léonard : la Velatta du Pitti, le Portrait de Jeune fille de la Galerie Lichtenstein, la Dame à la Belette, l’inconnue des Offices et la Lucrezia Crivelli du Louvre, de même que dans l’étude pour l’Isabelle d’Este du même musée, l’artiste, consciencieux observateur de la nature individuelle, a peint, ou dessiné avec soin, les cils et les sourcils qui manquent à la Joconde et aux figures de ses œuvres d’imagination.

Nous n’avons, au sujet de ce panneau célèbre, qu’une seule déclaration certaine, mais capitale, puisqu’elle émane directement du Vinci, lequel le présentant, a Cloux, le 15 octobre 1516, au cardinal d’Aragon, fils naturel du roi de Naples, lui assura « qu’il l’avait exécuté sur les instances du Magnifique, feu Julien de Médicis. »

Ce prince florentin qui repose en la Sacristie-Nouvelle de San-Lorenzo, dans le sarcophage que veillent les deux plus géniales créations de Michel-Ange, le Jour et la Nuit ; ce