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puisque le visage de chacun d’eux est en excellent état de conservation !

Interrogeons, à quelques pas, la Sainte Anne, où l’épilation sourcilière est totale dans les trois visages de ce tableau qui est, de tous les Vinci, le mieux préservé des atteintes du temps et dont l’épiderme est sans craquelures ; puis le Saint Jean Baptiste, dont les modelés très vigoureux peuvent laisser un doute sur ce point très particulier. Mais voici la Joconde, dont l’absence de cils et de sourcils a fait l’objet de commentaires passionnés et d’ardentes et téméraires affirmations. Joséphin Péladan n’a pas craint d’écrire, en 1912, dans les Arts « que vers 188 ? un décrassage à la potasse avait enlevé les cils et les sourcils avec le glacis supérieur qui les portait ; » sans s’être assuré que les gravures anciennes et les premières photographies du chef-d’œuvre, absolument identiques, sur ce point spécial, à celles de 1912, démontraient son inconcevable légèreté. Tout récemment, M. E. Dinet, sans dénier ce prétendu décrassage, ajoutait qu’un « repeint général du visage, » sans doute postérieur, avait amené les mêmes résultats !

Cependant, notre dernière constatation serait très inquiétante pour le chef-d’œuvre du Vinci, si l’on acceptait, sans contrôle, toutes les légendes échafaudées autour d’un texte, très mal lu, dans les Vite de Vasari, lesquelles sont farcies de fables dont l’histoire véridique des maîtres a bien de la peine à triompher. Tant il est vrai que la critique artistique, n’ayant vécu que des redites amplifiées de cet auteur, est à reprendre à pied d’œuvre en dédaignant toutes les hâbleries de ce conteur, si suspect, surtout en ce qui concerne Léonard. Élève de Michel-Ange, dont on connaît la haine pour son compatriote, il s’est fait l’éditeur de la calomnie entretenue par ce dernier et selon laquelle le Colosse, et même le Cénacole de Milan, seraient restés inachevés, par impuissance, comme ce fameux Portrait de Mona Lisa, dont sa description a servi de thème à tant de commentaires erronés. Mais nous avons, pour la combattre, le témoignage désintéressé du commandeur Cassiano del Pozzo, qui la vit dans le cabinet du Roi en 1625, et qui nota « qu’à cette dame, d’ailleurs belle, il manquait les sourcils. » Or, sans quitter ce quartier du Louvre où sont les œuvres de Léonard, on peut s’assurer que les deux condisciples du Maître, Lorenzo di Credi et le Pérugin, ainsi que leur patron Andréa Verrochio, ont observé cette même règle de