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« Oh oui, tais-toi, tais-toi, » ajoutent à voix basse les patrouilleurs.

On me saisit à bras le corps, on me hisse sur le dos d’un fort gaillard et mon porteur s’avance en titubant. De mes deux bras j’étreins son cou et tâche d’amortir les chocs en me raidissant. Le sol est ravagé comme au bord d’un volcan. Partout défoncements et soulèvements de la terre. Nous avons beau contourner les entonnoirs, il faut bien descendre dans les trous et il faut en sortir Mon zouave ne cesse de jurer entre ses dents et donne de violents coups de reins pour garder son équilibre. Je mords ce mouchoir à chaque soubresaut. Une vrille me fouille les moelles. Deux convoyeurs soutiennent leur camarade et l’empêchent de chavirer. Mais voici une fondrière plus creuse que les autres. Il chancelle, trébuche et tombe. Je vais m’affaler sur l’épaule gauche en donnant de la tête : un stylet plongé dans le dos jusqu’à la garde m’eût fait moins de mal.. Les patrouilleurs se relayent. Je change de dos et mon calvaire continue. Deux fois encore nous nous écroulons et je crois m’évanouir... Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Gisant à terre je conjure mes sauveurs, mes bourreaux, de m’accorder un instant de répit... Non... Non... les mitrailleuses vont balayer la plaine, marchons, marchons ! et des bras de fer m’enlèvent irrésistiblement. On me traine maintenant dans une toile de tente : autre torture...

A côté de moi, dans la brume, quatre fantômes portent un cadavre : c’est le corps de mon pilote. Cette brume, épaissie encore par la buée des respirations, m’empêche de revoir son visage. C’est à peine si je distingue sa tête affaissée sur sa poitrine et ses deux jambes pendantes qui dodelinent.

Pas une balle, pas un obus : silence incompréhensible. On n’entend plus que le piétinement haletant des patrouilleurs, haché par des jurons de zouaves. Crispé dans ma toile jaune, les yeux plantés dans le brouillard, j’attends cette tranchée française, répétant avec importunité : « Est-ce encore loin ? »

Un boyau apparaît. On m’y abrite aussitôt. Il était temps ; les bombes recommencent à tomber.

Me voici enfin couché sur un brancard qui m’emporte vers le poste de secours.

J’oublie mes douleurs... des frémissements d’allégresse ressuscitent mes forces et les exaltent jusqu’au paroxysme ; toutes