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dans ce brouillard ; c’est fini... et, puisque tout est consommé, ô mon Dieu, que votre volonté soit faite !

Plus d’angoisse, plus d’émotion ; rien qu’une stupeur profonde qui me fait redire plusieurs fois : « Je vais donc mourir ! Je n’aurais pas cru que ce fût si tôt ! »...

... Mon imagination se ravive. Encore des visions. Un officier d’état-major descend au fond d’une sape. Il s’arrête dans un abri éclairé par une pauvre bougie que le souffle des obus éteint sans cesse. Mon père est là, adossé à une poutre moisie d’où l’eau suinte... Je le vois prendre sa tête dans ses mains en disant : « Il est mort... »

Mais comment vais-je mourir ?... qu’est-ce qui me donnera le coup de grâce ? Serai-je enterré vivant par ces torpilles fossoyeuses ? Serai-je déchiré par les fusants, les éclats me déchiqueteront-ils lambeau par lambeau, ou bien finirai-je dans cet écrasement qui arrache l’âme ? Et j’ai revu les charniers de la Champagne, ceux que j’avais gardés comme fantassin avant de partir aux attaques du 25 septembre [1].

J’ai revu ces parapets bourrés de cadavres d’où sautaient des guenilles noires exhumées par les bombes. J’ai revu ces loques humaines accrochées aux ronces devant nos créneaux et ces faces verdâtres qui pourrissaient au soleil de Beauséjour...

Visions hideuses qui ne m’effrayaient plus. Rien ne pouvait plus m’effrayer. Mes nerfs avaient tellement vibré qu’il ne restait pas même en moi l’énergie d’un frisson.

Des 105 rugissent au-dessus de ma tête et là dans la direction de l’appareil un minen défonce le sol : je ne frémis pas, je ne m’abrite pas : même lassitude, même indifférence. Notre sensibilité ne possède qu’une certaine puissance d’émotion, après quoi elle tarit.

Une résignation profonde devant ma destinée augmentait encore mon détachement de toutes choses : rien ne pacifie comme l’abandon à la Divinité.

Tout à coup des pas résonnent. A la faveur de cette brume, huit hommes surgissent. « Les voilà enfin, les voilà, mes zouaves sauveurs ! » L’un d’eux me tend un mouchoir. — « Mets-le dans ta bouche, me dit-il ; si tu cries, nous sommes morts. » —

  1. Mon ancien régiment, le 62e d’infanterie, franchissait les parapets devant Perthe les-Hurlus le 25 septembre 1915, pour prendre part à la grande offensive de Champagne.