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peut aller au Sinaï sans trop de difficultés, je tenterais l’aventure. Je crois que votre saine atmosphère, sèche et riche de vie, me rajeunirait pour un temps. Et puis je voudrais faire encore une fois le pèlerinage d’Amschit. C’est pour moi une consolation de songer que, si je ne peux y aller, vous et Ary accomplirez mes derniers devoirs envers les restes de ma chère amie.

Embarquez-vous donc tous les deux en pleine joie sur cette belle mer bleue que je voudrais pouvoir vous rendre favorable. Croyez bien, cher Suquet, que vous laissez derrière vous de vrais amis de cœur.

E. RENAN.


Et comment tout cela finit, c’est une sombre histoire. Sur le tard, le Dr Gaillardot vint se faire soigner à Paris de douleurs névralgiques, intolérables, qu’il avait dans la joue. Il descendit chez les frères de Saint-Jean-de-Dieu. Renan lui fit une visite, et en le quittant lui dit : « Mon ami, je ne reviendrai pas vous voir dans ce milieu. » Et il tint parole.


Le ciel nocturne était divin, quand, ayant quitté mes hôtes, je descendis de leur quartier haut vers mon hôtel, près du port. De ma fenêtre, avant de m’endormir, je regardai longtemps la mer étaler, sous cette nuit bleuâtre, au pied du Liban, son azur sombre, blanchi çà et là par le reflet des astres. J’admirais dans le ciel Vénus-Astarté, la dame de l’Amour et du plaisir, celle qui fut aimée d’Adonis, dieu de Byblos, d’Eshmoun, dieu de Sidon, et de Melgarth, dieu de Tyr ; la sœur du Soleil de Baalbek, celle à qui le prophète juif, en déchirant sa robe, jetait l’anathème. Et j’entrevoyais dans le flot ténébreux Derceto, la déesse-poisson, l’aïeule des Sirènes et de toutes celles qui portent la figure des anges sur un corps d’animal.

Un tel spectacle d’éternité me désabuse dos vues trop lucides, qu’il noie sous les songeries. C’est un plaisir, en plein midi, que le groupe des Renan soit cruellement inondé de lumière. Mais, pour faire le tour de la vérité, il faut accepter les ombres où, douze heures par jour, ce soleil repose. Craignons, en Syrie, d’abuser de l’esprit clair et critique ! Mes facultés d’analyse, je les retrouverai toujours à Paris. Ici, j’ai autre chose à faire qu’à