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L’oiseau de nuit géant s’éloigne pour continuer sa chasse à l’homme et je le regarde longtemps tournoyer au milieu des ombres dans un vertige d’emportement cruel comme une dérision...

Crépuscule que j’ai attendu tout le jour comme l’heure de ma délivrance, te voici ! Certainement les zouaves se préparent, ils ne tarderont plus. Je reste plusieurs fois suspendu à des murmures. Il me semble percevoir des chuchotements vers l’appareil... Non, non : le réseau qui bruit, un lambeau de toile qui bat dans le vent...

Au-dessus des nuages la lune se lève. Il y a huit jours à cette heure, je la regardais monter dans le ciel de Dieppe, devant la mer : elle était moins chétive et moins pâle...

Encore les mêmes susurrements au même endroit... Oh ! cette fois on parle !...

Trois calottes rondes se détachent du fuselage blafard et m’observent. Un peu à gauche, des fantômes courbés fouillent dans les débris de la nacelle. Une patrouille allemande derrière l’avion. Au bout de quelques minutes, ces calottes disparaissent et trois hommes se traînent dans l’ombre... Sans doute, ils viennent m’achever!... Ils approchent avec des petits frottements répétés et les voici tout à coup immobiles comme trois fauves en arrêt devant leur proie. Leurs prunelles fixes ne me quittent plus. Je distingue les reflets métalliques des revolvers ; leurs canons sont braqués sur moi.

Silence sur toute la ligne : je n’entends plus que le halètement de ces fauves et les battements précipités de mon cœur. Je reste figé comme un cadavre pour ne pas provoquer une décharge. Les patrouilleurs, enhardis par mon attitude inoffensive, continuent à ramper et m’encerclent. Celui de droite, assis sur les jarrets, m’interpelle le premier : « Blessé ? — Ia [1] . — Où êtes-vous blessé ? — Ich habe die zwei Beine zerbrochen [2] — Vous pouvez parler français, » me dit-il ; et il ajoute en me palpant la poitrine : « Papiers. — Je n’en ai pas. » — Il répéta, avec un accent plus impérieux : « Donnez papiers. — Je n’en ai pas. Je n’en ai jamais quand je vole sur vos lignes. — Donnez casque. — Je le garde pour protéger ma figure contre les éclats, répondis-je, en l’étreignant de mon bras

  1. Oui.
  2. . J’ai les deux jambes brisées.