Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 14.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se pressent vers les falaises de Pourville... Et les visions passent... Je suis maintenant reporté au temps de ma prime jeunesse. Les saisons d’autrefois tourbillonnent dans ma tête brûlante. Devant le casino de Dieppe, la blanche « Régina » éclatante comme un palais d’Algérie au soleil. Je me revois à Caude-Côte sur les hauteurs de la ville, près d’un certain chalet habité par des étrangères. Une farandole m’emporte à travers des charmilles et il me semble entendre ces éclats de rire exotiques...

Puis c’est un souvenir d’escadrille : nous sommes au repos près de Montdidier. La nuit descend sur le village de Mesnil-Saint-Georges. Je reviens du tennis et traverse un parc où gémissent des trompes de chasse...

Ces harmonies de trompes qui chantaient alors la messe de Saint-Hubert, pourquoi revenaient-elles à pareille heure ? Bien d’autres souvenirs m’assiégèrent encore l’après-midi du 6 septembre ; et en les considérant dans leur ensemble, je suis saisi. Impossible de les mieux trier dans tout mon passé pour former avec une telle détresse un tel contraste. Il en est des sentiments comme des âmes : leur plus grande attraction, c’est le contraste.

Je me repliai alors dans la prière comme dans un suprême asile.

Mais cet épuisement nerveux entravait ma discipline de pensée... Mes pauvres efforts avaient cependant un écho dans le ciel. Elle revenait la voix intérieure qui ne m’avait jamais quitté dans la bataille ; elle revenait :


Tu n’auras pas à craindre les terreurs nocturnes.
Ni la flèche qui vole pendant le jour,
Ni le danger qui se glisse dans les ténèbres.
Mille tomberont à ta gauche et dix mille à ta droite ;
Mais toi tu ne seras pas atteint :
Parce que tu as dit : « Seigneur, vous êtes mon espérance. »


Le jour décline. Un ronflement de moteur emplit le crépuscule. Soudain, quelques cris s’élèvent des tranchées allemandes : Fantôme-As revient. Le voilà qui descend sur nous pour mitrailler. Alors ces cris se propagent, s’excitent, grandissent et finissent par éclater sur toute la ligne en acclamations diaboliques. De tous côtés les balles crépitent... Pas encore touché.