Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 14.djvu/177

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

terre et de fumée. Quand l’obus frappe l’appareil, je vois retomber dans l’air souillé des morceaux de bois, des blocs de glèbe, dos loques de toile, et mes paupières se crispent sous la pluie de débris. Stimulés par cet opiniâtre bombardement, les canonniers de tranchée reprennent le tir. Les volées de torpilles se remettent à glousser, les ferrailles à se broyer, les éclats à donner leur coup de scie... Des fragments de bombes s’abattent sur moi ; je les palpe et les soupèse : on dirait des laves toutes chaudes. Une habitude instinctive me fait lever les yeux pour suivre la course des minen. Mais non, je ne regarderai pas, je ne veux pas regarder. — Combien de fois dans cette guerre de tranchées n’avais-je pas échappé aux salves des crapouillots, à force de vigilance et de prestesse ! Mais je ne peux plus comme autrefois ruser avec la mort ni jouer à cache-cache avec les bolides en bondissant derrière les pare-éclats.

Au plus fort de ces éclatements, je me sentis aspiré brusquement par un vide prodigieux et aussitôt plaqué sur le sol en traînant sur les épaules. Je remarquai tout de suite avec stupeur que mon corps n’était plus perpendiculaire au fuselage de l’appareil... Plus tard seulement, en évoquant certaines secousses de la nuit, j’attribuai à un déplacement d’air ce changement de position. L’odeur de poudre, les tourbillons de poussière et de fumée brûlent mes yeux, irritent ma gorge. Par bonheur, le temps se brouille, une ondée bienfaisante arrête le feu. Dévoré de soif, je recueille l’eau du ciel sur ma langue desséchée. Mes douleurs, que les émotions du bombardement semblaient avoir assourdies, se réveillent plus lancinantes. Je m’efforce de n’y plus penser et mon esprit flottant va se perdre dans le passé.

Ma mémoire aiguisée par la fièvre exhume les souvenirs en multitude et leur donne un relief et une précision implacables.

...Ce sont d’abord les enchantements de cette dernière permission. Me voici en mer un jour de houle, au milieu des grandes lames vert-bleu. Je nage, délicieusement balancé dans les clapotements frais, humant les traînées d’embrun et à tout instant submergé par des torrents d’eau qui ruissellent du haut des vagues. Une néréide charmante m’accompagne : c’est ma jeune sœur dont j’aperçois le minois inondé entre deux franges d’écume.

Là-bas, des troupeaux de chiens de mer quittent le large et