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Les Allemands sans doute viennent d’apercevoir mon geste : une mitrailleuse tire. Des sifflements aigus me frôlent. Je retiens mon souffle et réprime jusqu’au soulèvement de ma poitrine pour amincir ma silhouette. L’instinct de conservation me colle au sol avec une telle énergie que si une bombe eût fraîchement remué cet endroit, je m’y serais incrusté comme un crabe dans le sable. Toutes ces petites dents d’acier cherchent à me lacérer, mais une infime déclivité les empêche de me toucher.

Des voix françaises me font tressaillir. O délivrance ! Là derrière moi deux zouaves à plat ventre m’interpellent entre les éclatements. Ils ont rampé de trou d’obus en trou d’obus, mais ne peuvent s’approcher davantage : des fils de fer nous séparent et le barrage de torpilles fait bonne garde autour de l’appareil. L’un d’eux me demande instamment de me traîner vers lui. Les mitrailleuses tirent maintenant en feu croisé. Les balles rasantes égratignent la plaine. A quelques mètres de l’avion, la terre griffée comme par un fox-terrier asperge les patrouilleurs. J’ai beau protester de mon impuissance, ce brave insiste avec son entêtement de zouave ; et il me semble le voir encore secouant la poussière de ses yeux et l’entendre me crier avec un regard de braise : « Essaye quand même !... » Essayer quand même, grand Dieu ! mais je ne faisais que cela depuis le matin ! Ces mots me ravissent toute patience et m’exaltent jusqu’à la démence. La résignation ne me parait plus que lâcheté. Je me gourmande violemment, traite de courbatures mes paralysies et de mon seul bras libre j’agrippe les ronces barbelées. Je me secoue alors cruellement et fais des efforts frénétiques pour me retourner. Chaque soubresaut me frappe les reins à coups de vrille et m’arrache des exclamations de douleur. A deux doigts de mon visage, les balles claquent comme de grands coups de fouet. Ma main se déchire et saigne, le réseau hurle, les minen explosent par rafales. Mes deux épaules dont le poids est prodigieux restent un instant suspendues. Mais bientôt ma main défaillante lâche prise et je retombe sur le dos anéanti. « Non, je ne peux rien, je suis vraiment paralysé. »

Les zouaves parlaient encore quand je ne les écoutais plus. Toute mon attention concentrée sur ce mystérieux état, j’évoluais une ancienne blessure reçue dans l’infanterie, essayant de