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des flocons verdâtres... Près de ma tête s’écrasent des charges monstrueuses de pierres et de ferrailles et mon corps entier tressaille à toutes les secousses du sol. Des douleurs sourdes s’aiguisent et se localisent. Je souffre partout. Je suis déchiré, on me ronge la poitrine et le dos ; mes bras sont brûlés et mes jambes sans mouvement. La fumée se dissipe. J’aperçois à mes pieds un avion écrasé ; à côté de moi se dresse un réseau de fils de fer allemands... En face, à 60 mètres, une tranchée blanche. A droite : entonnoirs, cratères, hérissements de pieux ; à gauche : terre pelée, bosses et trous en multitude, partout dévastation.

Sans rien comprendre encore, je laisse errer des yeux stupides. Seul un souvenir trouble s’agite en moi : quelque chose de désastreux vient de me frapper ; mon Dieu ! mon Dieu ! que m’est-il arrivé ?

A force de harceler ma mémoire, une première lueur d’intelligence commence à poindre : la mission, le départ au petit jour... mais je reste là embourbé quelques instants sans pouvoir évoquer la suite des événements... Enfin des éclairs jaillissent : Fantôme-As... l’attaque... Fantôme-As s’enfuit ; et puis des croix noires dans les nuages, des croix noires tout à coup ont plongé et replongé sur nous avec des claquements lumineux. Mais où avons-nous piqué ? Nous étions pourtant sauvés. Et longtemps il me fallut raviver mes perceptions confuses avant de trouver l’éclaircie. Mais comme elle me fit mal ! D’un coup brutal toute la scène funèbre m’apparut. Ah oui ! Carré s’est affaissé sur les commandes, il a piqué vers les tranchées ennemies parce qu’il était mort.

Alors, je recouvrai atrocement ma lucidité et compris tout. Nous gisions entre les lignes au bord d’un réseau et les Allemands voulaient mettre notre appareil en feu. Je veux palper ma tête à deux mains : mon bras droit est paralysé. Au-dessus de moi des éclatements se déchirent ; je saisis mon casque de la main gauche et me couvre la face... Et toujours ces secousses terrestres qui vous ébranlent le crâne, comme si d’énormes rocs tombant des hauteurs se fracassaient là tout près sur du granit. Ce sont les torpilles et les bombes à ailettes qui gloussent et roucoulent avant de s’abattre.

Je devais donc les retrouver ici, ces « colombes, » ainsi que nous les appelions autrefois dans les tranchées de Perthes-les-Hurlus.