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700 mètres et je coule à pic. Les ravins noirs montent vertigineusement en se creusant comme des gouffres. Oh ! l’angoisse atroce, la frissonnante horreur de ces quelques secondes !... je tombe, je tombe, mon cœur défaille... je suis soulevé de mon siège, je m’accroche, je me cramponne à ma tourelle. L’avion gémit comme la sirène d’un vaisseau en détresse.

Tout à coup je m’effondre dans la nacelle : l’appareil vient de se cabrer brutalement. Un panorama en amphithéâtre tourne et chavire. Je ne sais plus à ce moment-là quelle fut la position extraordinaire de l’avion, mais j’aperçus la terre en haut et le ciel en bas. Au-dessus de moi vacillent des cratères éteints et des collines fauves... et voici que ces collines tombent sur nous et la chute recommence.

Mais presque aussitôt l’appareil se rétablit brusquement et se remet en ligne de vol à 300 mètres environ au-dessus des tranchées françaises... Il rentre chez nous, — je reprends espoir... Mais quoi ! il vire de bord et revient sur le secteur ennemi ! Je regarde Carré avec stupeur et le vois complètement affaissé sur l’épaule gauche, la tête renversée sur le rebord de la nacelle : il était mort...

« Les croix noires ! les croix noires ! » Les deux avions couplés replongent sur nous pour nous achever et je me retrouve dans une gerbe d’étoiles filantes. Ils croyaient nous faire couler à temps ; l’un d’eux est obligé de nous sauter et ses roues passent à une envergure d’aile ; le pilote allemand se penche, nos yeux se croisent : lunettes au front, rictus sauvage. L’aéroplane livré à lui-même flotte un instant, je regarde les pentes hideuses du ravin de la Bohéry contre lesquelles je vais m’écraser... Mais l’avion s’engage légèrement sur l’aile gauche et pique sur les lignes allemandes. Je vois claquer de longues raies bleues qui s’éteignent dans la terre en fumant. Je brise ma ceinture, j’arrache mes lunettes, jette un cri vers le ciel et perds toute conscience :

Après cinq heures d’évanouissement, réveil de damné dans le feu et la fumée. Je me trouve couché sur le dos, une puanteur chaude me crispe la gorge. Mon cerveau est lourd, ténébreux, comme si l’on m’avait chloroformé. Il me semble que tout s’acharne contre moi pour m’arracher de ma somnolence. Des sifflements furibonds éclatent sur moi en brisements métalliques et à travers mes paupières entrecloses je vois passer