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Rien. Nous décrivons de larges orbes au-dessus de l’aérodrome et nous attendons...

Était-ce l’obscurité, l’absence de mon camarade ou notre isolement dans l’aube déserte ? Était-ce le souvenir de mes deux derniers vols tous deux brisés par les balles et le canon ? Était-ce ce pressentiment des jours précédents qui, une fois encore, une dernière fois, jetait son cri d’alarme ? Je ne sais. Peut-être tout cela à la fois. Mais jamais au cours de la guerre je n’eus comme ce jour-là l’intuition d’un malheur imminent et jamais je ne m’en remis à la miséricorde de Dieu avec plus de détachement Que seule sa Providence en soit louée !

Enfin nous partons seuls... Il ne faut pas manquer Fantôme-As. Piquons droit sur les lignes et à Dieu vat !...

Dans cette région survolée pour la première fois à une heure si matinale, on ne pouvait rien distinguer, on devinait tout. Heureusement, j’avais étudié la veille sur la carte mon itinéraire et connaissais par cœur le panorama.

Le village de Couvrelles noyé de brouillard repose au fond d’une gorge... Ça et là quelques lumières éparses tremblent dans les hameaux noirs... Des vapeurs encore assoupies s’étirent mollement sur Vasseny. Des nappes diaphanes flottent par dessus à des altitudes différentes. Et cette ligne sinueuse qui fume : c’est la rivière de la Vesle. Près du village de Chassemy, sur les flancs d’un coteau, des brumes alanguies s’accrochent au sommet des bois comme des écharpes de tulle... Sur la droite, Vailly et Chavonne enveloppées de voiles bleuâtres dorment dans la vallée de l’Aisne. En regardant des nuages de buée ramper sur les eaux, un nom de village renaît encore à ma mémoire : Laffaux. Laffaux et son moulin devenu légendaire depuis l’attaque du 11e cuirassiers. Ce doit être là un peu à l’Ouest derrière Nanteuil-la-Fosse. Mon frère s’y battait tout dernièrement [1].

Quand nous eûmes dépassé Jouy, la contrée comme bouleversée par un tremblement de terre m’apparut dans une sinistre confusion de crêtes et de ravins. Aucune trace de vie humaine, silence de néant. De plus en plus, cette contrée devenait informe et misérable dans sa nudité. Ainsi devait être le chaos primitif quand les ténèbres couvraient l’abime. Ces courants aériens tourmentés par la brutalité du relief à chaque instant

  1. Le 5 mai 1917, le 11e régiment de cuirassiers à pied s’était couvert de gloire à l’attaque du moulin de Laffaux.