Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 14.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous approche. Je n’ai jamais de louanges sur les lèvres pour vous ; d’abord, il me serait difficile de les articuler ; puis, je ne sais si je consentirais à me confondre avec tout ce qui vous encense en face. Je crois mon affection trop pure, trop élevée, pour la ramener à de pareilles choses. Je ne veux pas qu’il entre un grain d’amour-propre dans notre liaison, et cela n’est pas si aisé que vous pourriez le croire. J’ai une avidité de votre perfection, que je ne me suis trouvée pour personne. Vous êtes si en lumière, qu’une tache est sensible à tous ; et puis, qui donc songera jamais à avoir de l’indulgence pour vous ? Elle est toute dévolue à la médiocrité ; pour elle toutes les câlineries. Vous finirez par avoir le sort du Moïse, de je ne sais quel poète, que vous m’avez lu [1]. Si l’ange, si moi, n’étions là, pas une main ne serrerait la vôtre, pas un cœur ne s’ouvrirait pour vous abriter ; vous serez trop haut placé un jour. Il faut, Honoré, accepter sa position telle qu’on se l’est faite. L’obscurité n’est plus possible. Portez donc avec calme la couronne d’épines de la gloire, nous vous essuierons le front de temps en temps. Ne me souhaitez rien que la force d’élever mon fils ; moi, j’ai vécu. Je suis appelée à accomplir une grande œuvre : j’ai un homme à faire ! Si à vingt ans, Ivan est une conscience comme je la conçois, je vieillirai doucement. Ce serait mon Médecin de campagne. Ne pensez donc plus à moi directement. Je suis abîmée dans l’existence du cher petit. Me jeter une pensée de loin en loin, quand on vit à Paris, et surtout de votre vie, c’est, mon cher Honoré, un miracle d’amitié, et rien ne saurait payer cela. Aussi êtes-vous bien arrivé au point que vous souhaitiez, de me voir complètement endettée envers vous. Mais je puis supporter le poids d’obligations semblables.

J’ai le nécessaire à papier, et j’en suis presque aussi émerveillée que touchée. Rien ne pouvait mieux aller à mes rêves d’élégance et aussi me donner une idée do vos jouissances d’artiste. C’est vraiment bien joli. — Comme vous l’avez pensé, il y a eu malentendu, car j’ignorais que vous fussiez absent quand le papier vous fut envoyé. S’il a bien rempli votre attente, je suis satisfaite. Nous sommes toujours dans la même position, c’est-à-dire sans argent ; de jour en jour nous nous attendons à vendre ; mais je crains bien que, de bien des mois encore,

  1. « Seigneur, tous m’avez fait puissant et solitaire... » (Alfred de Vigny, Poèmes, Livre mystique, Moïse.)