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La perspective de revoir très prochainement son ami enchante Mme Carraud ; elle pourra donc lui exprimer par la parole son enthousiasme pour le Médecin de campagne dont elle vient d’achever la lecture.


Le 17 septembre 1833.

Je n’ai pu vous répondre plus tôt, cher, et en eût-il été autrement, je ne l’aurais pas fait avant d’avoir lu le Médecin de campagne. J’en suis encore si profondément attendrie que mes idées en sont troublées. Quoique je ne partage pas toutes les idées que vous avancez, et que j’en trouve même quelques-unes de contradictoires, je n’en regarde pas moins cette œuvre comme bien grande et bien belle et, sans contredit, bien supérieure sous le rapport psychique à tout ce que vous avez fait. A la bonne heure ! Je vous aime produisant ainsi ; c’est à de semblables ouvrages que je voudrais vous voir occupé. Une singulière chose, c’est que le Médecin est si simple, si naturel, qu’il me semblait à moi, témoin de vos travaux, qu’il avait dû être produit de premier jet [1]. Il n’y a point d’esprit là, et c’est ce qui me le rend si beau. Honoré, vous avez ordinairement de la vogue et de la célébrité plus que vous n’en voulez ; mais, dans le Médecin, il y a mieux que cela ; il y a ce que je voulais. Qui reconnaîtrait dans l’inspirateur des discours de M. Benassis l’auteur des Drôlatiques, et que n’eussiez-vous déjà fait, si des nécessités sans nombre ne vous eussent assiégé ? Enfin, l’avenir est là, et le Médecin le signale d’une façon qui vous oblige à beaucoup de choses. Tenez, je vous embrasse avec effusion pour le Médecin.

Votre entreprise et ses nombreuses chances de succès me réjouissent le cœur, non pourtant sans y laisser une arrière-crainte que les soucis matériels qu’elle vous donnera ne nuisent à vos travaux et ne vous laissent pas le libre exercice de votre intelligence ; et j’ai de l’ambition pour vous. On me crispe prodigieusement quand on parle de vous comme d’un homme d’esprit ; c’est une injure que je souffre en silence quand elle m’est adressée personnellement, mais que je ne puis endurer quand il s’agit de vous. Pour en revenir à la grande affaire, comme vous l’appelez, je suis presque sûre de sa réussite, et si Dieu exauce les vœux que je fais pour la vente prompte d’une

  1. Balzac écrivait à sa mère le 23 septembre 1832 : « En travaillant trois jours et trois nuits j’ai fait un volume in-18 intitulé : le Médecin de campagne. » (Correspondance, I, 202.)