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une enquête aux pays du levant.

Française avait reposé en ce lieu. C’est là qu’elle est encore. J’hésite à la tirer de ces belles montagnes où elle a passé de si doux moments, du milieu de ces bonnes gens qu’elle aimait, pour la déposer dans nos tristes cimetières qui lui faisaient horreur. Sans doute je veux qu’elle soit un jour près de moi ; mais qui peut dire en quel coin du monde il reposera ? Qu’elle m’attende donc sous les palmiers d’Amschit, sur la terre des mystères antiques, près de la sainte Byblos…

— Farceur, va ! Il n’y a pas de palmiers.

— Peut-être, autrefois.

— Et pourquoi n’est-elle pas exhumée, transportée à Paris ? Tout ça, c’est de la poésie.

— Assurément, de la poésie ! II s’agit pour Renan de nous communiquer la sorte de musique dont il est rempli par le désastre de sa sœur. Une petite Bretonne semblait prédestinée à reposer auprès du cloître de Tréguier, ou bien, avec son frère, dans un cimetière parisien, et voilà que, victime de l’œuvre fraternelle, elle demeure au pays des palmiers, dans une sépulture étrangère. C’est là ce qu’il s’agit de faire comprendre. À mon avis, le texte de Renan est plus vrai que votre exactitude inefficace, car ses images harmonieuses nous introduisent dans le cercle magique. Le petit étudiant de Bretagne, jeté sur le bord du monde oriental, conçoit, non sans remords peut-être, que sa sœur s’est sacrifiée là-bas, près du fleuve sacré, aux rechercher de la science. Cette âme hautaine est la rançon d’une gloire, et même une hostie exigée par un Dieu offensé. Au pied de la tombe hospitalière de Tobia, je vois Renan dans la plus profonde rêverie. Pas même une inscription, dites-vous ? Eh ! l’inscription, il l’a mise, à bien des reprises, dans son œuvre : au liminaire de la Vie de Jésus, dans le petit Mémorial, dans ses Souvenirs. Renan n’a pas manqué au rite. Il a élevé à sa sœur le monument que les génies de la grande race se doivent entre eux : il a fixé la physionomie idéale de celle qui fut sa conscience austère. La question, si l’on veut à tout prix faire un procès à l’hôte de Ghazir, c’est de savoir s’il a continué jusqu’au bout à vivre en esprit avec Henriette, s’il n’a pas un jour renoncé à leur idéal d’ascétisme laïque… Monsieur Gaillardot, avez-vous revu Renan ?

— Certainement, lui et son fils. Renan nous est revenu à la fin de 1864, et son fils Ary, qui avait alors vingt-huit ans, est passé ici, en 1885.