Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 14.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’écrivez pas, à moins d’urgence première, n’écrivez pas dans un journal ! N’usez pas le seul génie littéraire de l’époque !

Quelque grande que soit votre facilité, comment voulez-vous faire œuvre digne de vous, avec la préoccupation d’un ouvrage à livrer à jour fixe ? N’avez-vous donc pas trop de vos autres préoccupations ? Que ne pouvez-vous en être quitte ! Je crois déjà vous l’avoir dit : j’attache autant d’importance à vos succès, non de salon ou de vogue (ceux-là, je les déplore, ils vous perdent pour l’avenir) ; c’est votre vraie gloire, votre gloire d’avenir, dont je parle, j’y attache autant d’importance que si je portais votre nom, ou si je vous appartenais d’assez près pour qu’elle rayonnât autour de moi. En vous voulant des succès durables, un nom immortel et les suffrages des gens calmes et de raisonnement, je subis une loi de nature, qui veut que l’on jette sa teinte personnelle sur tout et particulièrement sur ses affections. D’autres, vous aimant autant que moi, seront satisfaits du succès et du bruit du jour ; il me faut plus. Puis, quand mon fils sera en âge de vous comprendre, ne faudra-t-il pas que je vous cite à lui comme modèle et de pensée et de moralité ?

J’envoie demain matin demander le Médecin de campagne à mon libraire. Mme Grand-Besançon le fait demander aussi. Mme de Campeau, à qui j’en avais parlé, l’a fait demander également. Je ne vous dirai pas que je le dévorerai. Vos livres ne sont pas de ceux que l’on dévore, ou bien il ne faut pas les comprendre. Je me le ferai lire par le commandant ; et, sa froide analyse tempérant mon enthousiasme et surtout mon attendrissement, nous aurons un résultat satisfaisant, je crois, comme jugement. A ce propos, je suis prise d’une singulière infirmité. Quand je lis seule, j’ai des accès de larmes sans motif. Quand j’entends lire, c’est bien pis ; mais, s’il me faut lire tout haut, tout m’émeut et me met dans un état ridicule. Pour m’éviter cela, il me faut m’isoler de ce que je lis et me réduire à l’action mécanique. Quand je suis observée ou que je me suis fait un thème d’avance, je puis supporter une lecture sans trop attirer l’attention ; mais il en résulte une strangulation, un malaise qui me font beaucoup souffrir. Mon isolement me vaut-il cette détestable susceptibilité ? Car, pour mes douleurs personnelles et celles que par sympathie je ressens, j’ai un courage que je paye un peu cher, mais qui se dément