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revue des deux mondes.

— Je parie que ce sont les Maristes de Djouné qui vous attendent.

— Comment savent-ils déjà ?…

— Ah ! par la montagne, il y a des raccourcis.

Ils font signe au cocher d’arrêter. Je saute à terre.

— Bonjour, mes Pères.

Compliments, amitiés. Ils nous disent que leur collège m’attend ; si je continue ma route, je vais beaucoup les décevoir. Hélas ! l’heure nous presse. Mais je leur promets de revenir un jour prochain.

Et c’est bien sûr que je reviendrai pour voir de tels amis. D’ailleurs, je ne prends pas mon parti d’avoir passé sous Ghazir sans y monter.

— Ghazir, me dit Gaillardot. Je vous donnerai toutes les indications sur les deux maisons qu’a successivement habitées Renan. En 1861, j’étais là-haut avec lui. J’avais mes huit ans ; c’est déjà un âge ; j’étais un petit garçon, très fier de ce qu’il me demandait de l’encre. Renan, arrivé en Syrie dans les derniers jours d’octobre 1860, n’avait pas cessé, depuis lors, de circuler tout le long de la côte, et il venait de passer dix-huit jours en Terre Sainte (du 26 avril au 14 mai). Pour prendre un peu de repos, il s’installa à Ghazir. Ses fouilles étaient pratiquement terminées. Il commença de rédiger la Vie de Jésus. Mes parents, de leur côté, avaient loué là une petite maison, pour y passer la saison chaude. Chaque semaine, le plus souvent le samedi, il leur lisait, devant Henriette, les pages qu’il avait mises au net. Mon père l’a empêché de multiplier les interprétations de la Résurrection de Lazare. « Vous allez tout gâter, » lui disait-il. Renan habitait avec sa sœur la maison d’un certain Kaouam, un excellent Maronite. Ils disposaient, à l’occasion, d’une chambre pour Lockroy, qui était le dessinateur de la mission et qui circulait dans tout le pays… Ah ! ce Lockroy, il émerveillait le village par son entrain. C’est lui, quand on joua la tragédie de Saint Agapit chez les Jésuites, qui brossa les décors. Il faut vous dire que, dans ce temps-là, les Jésuites avaient leur collège à Ghazir ; ils ne se sont installés à Beyrouth qu’après qu’ils eurent vu les Américains y créer une maison d’éducation. Vous savez leur goût pour la tragédie de collège. Renan en redingote vint assister à la représentation. La pièce se déroulait dans les Catacombes de Rome. Ah ! les décors de Lockroy,