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jamais ensemble, c’est pour la meilleure des raisons. Une fois de plus, Anna se fait humble et dévouée : Pierre, touché par tant de fidélité, jure de renoncer à cette Irène de perdition... A l’instant même, un mot d’Irène l’invite à la rejoindre chez elle. S’il y retourne, Anna est décidée à lui dire un éternel adieu... Ainsi Pierre est ballotté entre ces deux femmes, — qui n’en font qu’une.

Dernier acte. Chez Irène où, connaissant notre Pierre, nous n’avons jamais douté de sa venue. Au tour d’Irène d’exiger qu’il renonce à Anna. Elle lui dicte la même letlre.de rupture qu’elle a reçue de lui jadis à Lunéville. Tout de même, c’en est trop. Pierre se révolte. Comme tous les faibles, c’est un impulsif.il tire sur Irène. Et l’heureux coup de pistolet ne lue personne, si ce n’est le fantôme qui s’est joué de ce dormeur éveillé en lui cachant le vrai visage de la maîtresse tendre et fidèle.

Irène, c’est tout le factice et le convenu dont une femme peut se parer : richesse, luxe, murmure de la renommée et ce prestige que prête la notoriété. El c’est aussi tout le mauvais de la femme coquetterie, égoïsme, ruse, perversité. Anna, c’est tout ce qui fait de la femme un être d’abnégation et de dévouement, et qui met dans la tendresse de celles mêmes qui ne sont qu’amantes quelque chose de maternel. Ces deux natures qu’une femme porte en soi, l’auteur en a fait deux êtres qui nous apparaissent à tour de rôle. Ainsi il a rendu sensible aux yeux le tourment d’une femme qui veut être aimée pour son être réel, non pour une image fabriquée où elle-même ne se reconnaît pas. Le drame eût-il pu être plus poignant, si le personnage de l’homme eût été moins flou et son caractère moins inexistant ? Ne gâtons pas notre plaisir, et applaudissons sans réserve une œuvre qui reste, même après Marivaux, d’une invention si originale et d’une si heureuse nouveauté,

Mme Simone joue en grande comédienne le double rôle d’Irène-Anna. Comme elle change de costume en un tournemain, elle passe avec une souplesse merveilleuse des grâces énigmatiques de la cosmopolite Salvago, à la gentillesse simplette de la petite provinciale de chez nous. Peut-être pousse-t-elle un peu trop au comique son second personnage ; mais nous sommes au théâtre, où il faut souligner les contrastes. Elle a un partenaire digne d’elle en M. Jules Berry qui, surtout au premier acte, joue avec une rare finesse le rôle de Pierre. M. Joffre est excellent en maître d’hôtel philosophe.


RENE DOUMIC.