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le lendemain. Il gravira demain, à midi, les marches de la Madeleine qu’on aperçoit par la fenêtre du restaurant. Formalité sans importance à ses yeux, non pas à ceux d’Irène. Soudain celle-ci change d’attitude : elle a pris son parti, elle brusque les choses. D’un verre de vodka elle achève Pierre, qui tombe assommé dans un lourd sommeil. Puis, ordre à son chauffeur d’emporter cette loque humaine et de ne s’arrêter qu’à Lunéville, où il la déposera devant le bureau de tabac. — Cet acte est charmant de gaieté et de légèreté. La silhouette s’y dessine, à petites touches, d’un parisien falot : animula vagula. Et le désir est entré en nous d’apprendre le mot de l’énigme.

Au début du second acte, le mystère continue. Depuis six mois qu’il est lié avec Irène, Pierre n’a pas réussi à devenir son amant. Mais il a très bien réussi à se ruiner. Il a manqué son mariage ; il s’est brouillé avec son associé ; il est complètement à la côte. Il lui reste à quitter Paris et s’en aller vivre à la campagne avec sa vieille mère... A cette minute précise, et pour la première fois, Irène, qu’il croyait ne plus jamais revoir, vient chez lui. Caprice de femme : elle se donnera ce soir. Elle envoie Pierre chez le restaurateur voisin chercher ce qu’il faut pour une dînette d’amoureux et soudain, rejetant son manteau, changeant sa coiffure, elle redevient, sous nos yeux, celle qu’il y a seize ans Pierre rencontrait à Lunéville, Anna Tripied, couturière. Seize ans de plus, sans doute, mais le même accoutrement, les mêmes manières d’ouvrière provinciale. Stupeur de Pierre, quand il revient avec ses victuailles. Où est passée Irène ? D’où sort l’intruse qui a pris sa place ? Mais chez cet aimable fantoche les étonnements durent peu : une femme part, une femme arrive et c’est la vie. Le difficile pour Anna est de se faire reconnaître : leur courte liaison, la rupture, autrefois, à Lunéville... c’est si loin et ç’a été si banal ! Quant à expliquer pourquoi elle est revenue ce soir, rien de plus simple. Elle a fait des économies : cent mille francs. Alors, elle a pensé à Pierre, qui est banquier, pour qu’il les lui place. Pierre prend les cent mille francs, — le salut pour lui ! — comme il a toujours pris, bon ou mauvais, ce que lui apporte le hasard, sans scrupules et sans embarras ; et il garde Anna, comme il eût gardé Irène : la vie est un songe.

Le lendemain, départ d’Anna, retour d’Irène. La femme de luxe a besoin de cent mille francs pour s’acheter un bijou. Pierre est un homme sans défense : il donne à Irène les cent mille francs d’Anna.

A peine Irène est-elle partie, revient Anna : Irène, Anna... Anna, Irène... l’une chasse l’autre. Que si les deux femmes ne paraissent