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Les personnages secondaires sont un peu plus vivants. J’aime assez cette Sissie qui, revêtue d’une salopette, a conduit bravement un camion pendant la guerre, et qui, au début du roman, ne pouvant supporter de vivre dans la « purée, » tire parti de ses talents pour ouvrir un dancing. J’aime aussi son frère Charlie, blessé, médaillé militaire, qui, las de voir que la situation de héros ne lui rapporte rien, dégoûté du rôle de « poire, » se décide à faire comme les autres et à mettre au pillage son ingrate patrie. Il se jette dans les affaires et, n’étant bon à rien, se fait « intermédiaire » : c’est-à-dire qu’il achète n’importe quoi à n’importe quel prix, en trouvant le moyen de le revendre plus cher. Il mène un train d’enfer et joue un jeu de casse-cou : et c’est ici que le roman pourrait devenir intéressant. On voit reparaître à cet endroit notre vieille connaissance M. Bishop. Il tourne autour de Charlie, et l’on devine qu’il lui tend sournoisement un piège, pour lui casser les reins et faire tomber dans ses filets les millions de M. Prohack, en même temps qu’il épouse la petite amie de son défunt associé : joli coup qui doit réunir dans ses mains l’héritage total de Silas Angmering. Il va sans dire que la manœuvre échoue et que le traître en est pour ses frais. Après un moment d’inquiétude, où Charlie frise la cour d’assises, le ciel se rassérène, et la fortune des Prohack vogue à pleines voiles vers le milliard.

Par malheur, tout ce drame d’argent, qui serait le vrai sujet du livre, reste à peine ébauché. De ces conflits d’intérêts, de ces passions, de ces affaires, qui sont le ressort de l’action, on ne nous dit pas un mot ; rien ne nous est expliqué. On passe à côté du sujet. Et l’on songe, encore une fois, à ces terribles batailles de Bourse, à ces redoutables duels de du Tillet et de Nucingen, à ces chocs gigantesques des bandits de Balzac, à ces colonnes de chiffres, à ces masses de papier timbré, à cette fantasmagorie d’argent, à laquelle l’auteur de la Comédie humaine communique une telle intensité tragique.

M. Bennett répondra qu’il savait ce qu’il faisait en évitant le caractère sombre, et que la vie est bien assez triste sans que les romanciers se chargent de l’attrister. Il faut même ajouter, que le succès lui donne raison. Il est curieux que ce soit en France qu’on se plaigne de trouver son livre trop léger. Je conviens avec lui qu’on peut rire de tout ; je lui accorde même qu’il vaut mieux rire que pleurer. Il reste que son roman, à