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— Vous y êtes. Et vous lui avez prêté cent livres pour filer.

— Qui vous l’a dit ?

— Lui, fit Bishop avec un vague sourire.

— Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— C’est toute une histoire. Il a gagné gros comme lui pendant la guerre. Il était à Cincinnati. C’était plein de bonnes occasions...

— Pourquoi vous a-t-il dit que je lui avais prêté de l’argent, demanda assez sèchement M. Prohack.

— J’étais un peu son associé.

— Et vous dites qu’il a gagné gros. Qu’est-ce que vous appelez gros ?

— Mon Dieu, dit M. Bishop en regardant la nappe à travers ses lunettes, je veux dire gros.

Il parlait à mi-voix, il avait toujours l’air de vous dire un secret. Il continua : Il n’a plus rien.

— Dommage qu’il ne m’ait pas rendu mes cent livres pendant qu’il les avait ! Et comment a-t-il tout perdu ?

— Comme beaucoup d’autres. Il est mort...

— Marié ? demanda M. Prohack avec détachement.

— Angmering ? Non. Jamais. Vous savez aussi bien que moi quelle carte c’était. Pas de famille non plus.

— Alors, qui est-ce qui hérite ?

— Eh bien ! dit M. Bishop avec une douceur et une aisance étudiées, comme pour se délivrer d’un grand poids. Moi, d’abord, pour une part. Et puis, il y avait une petite femme, une espèce d’actrice, vous savez, — n’en parlons pas trop, cela vaut mieux, — elle hérite aussi. Enfin, il y a vous. Nous partageons par tiers.

— Le diable m’emporte !

— Parole d’honneur !


C’est ainsi que M. Prohack, qui s’était levé le matin tirant le diable par la queue, apprend à déjeuner qu’il lui tombe du ciel une fortune de cent mille livres, valant, au cours actuel du change, quelque six ou sept millions. Il se trouve avoir subitement cinq cent mille francs de rentes. Et pour la première fois de sa vie, ce modèle des fonctionnaires arrive à son bureau à cinq heures du soir, en prétextant une rage de dents, et en se murmurant intérieurement : « Pourvu qu’il n’y ait pas la révolution ! » Il n’a fallu que deux heures et une visite chez son notaire : il a déjà l’âme d’un boïard.

Dès ce moment, le livre bifurque : et, parti pour être le roman des nouveaux pauvres, la fantaisie de l’auteur en fait le