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— Bon ! Elle va boire mon café, à présent ! dit-il en lui tendant la tasse. Eh bien ! est-il clair, oui ou non ? Je me flatte de mener la vie supérieure ; je ne me fais pas un dieu de mon ventre. Mais, même sur la cime où j’habite, il est bon qu’il y ait une limite à la faiblesse du café.

Ève (il l’appelait ainsi, du nom de la première des femmes ; mais son vrai nom était Marianne) avala une gorgée. Son front se plissa, et elle jeta sur son mari un regard suppliant.

— C’est vrai qu’il est clair, dit-elle. Il a fallu rationner la bonne. Arthur, je vais te faire de la peine. Il n’y a plus moyen de vivre avec l’argent du mois.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Je te l’ai dit. Si tu ne m’avais pas reproché le café, je me serais tue encore quinze jours. Tu as augmenté mon mois en juin, et tu m’as dit que c’était la dernière limite. Je t’ai cru. Mais ce n’est pas assez. Je t’ennuie ; cela me fait horreur, je suis honteuse. .

— Quelle idée ! Honteuse de quoi ?

— Je ne sais pas, c’est ainsi.

— Mon enfant, tu te complais dans ta propre vertu. Mais l’Economist disait la semaine dernière qu’il y avait depuis quelque temps une tendance à la baisse.

— Je ne sais pas ce que raconte l’Economist, mais je sais ce que coûte la livre de café et ce que sont les notes de fournisseurs.

Elle fondit brusquement en larmes. Il lui baisa doucement les yeux.

— Je sais bien que nous ne pouvons dépenser davantage, souffla-t-elle à travers ses larmes. J’ai honte de ne pas savoir m’arranger et de te faire du chagrin. Quand je pense à tous ces fainéants d’ouvriers, à tous ces profiteurs !… C’est une honte.

— Oui, dit M. Prohack. C’est pour cela que Charlie s’est battu, qu’il a eu deux blessures et la médaille militaire. Voilà le fait. Que veux-tu ? Cette fameuse classe moyenne, dont on parle dans les journaux, c’est nous autres, et nous sommes en train de passer sous la meule. Il y a quelque temps que les plateaux se rapprochaient. Les voilà maintenant qui se mettent à broyer. Cette drôle de sensation que tu viens d’éprouver et qui fait que tu m’arroses en dépit de mes protestations, c’est le premier tour de vis.

Elle s’arrêta de pleurer.

— Si tu continues, je crie !

— À ton aise, dit M. Prohack. Pourvu que ce ne soit pas trop fort. Mais de ton côté, souviens-toi que je suis un humoriste ; un humoriste heureux plaisante, et, quand il ne l’est plus, il continue de plaisanter.