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Bain. Et il était content que l’Ordre du Bain marchât devant ces ordres subalternes, tels que l’Étoile des Indes, le Saint-Michel et Saint-George, l’Indian Empire, le Royal Victorian et le British Empire ; mais il se moquait de sa femme, si elle s’en montrait contente. Il disait alors, à l’occasion, que dans l’ordre des préséances, les Compagnons du Bain venaient immédiatement après les Maîtres de la Lune.

Sa gloire était la tenue des finances pendant la guerre. D’autres ministères s’étaient gonflés démesurément. Les Finances avaient su faire cent fois plus d’ouvrage qu’en temps de paix, presque sans accroître leur personnel. De tous les ministères, c’était à la fois le moins cher, le plus laborieux et le plus puissant... Presque inconnu au reste du monde, le modeste M. Prohack était, aux Finances, un personnage légendaire : on l’avait surnommé « la Terreur des bureaux.» Plus d’une fois, des ministres ou de hauts fonctionnaires avaient protesté avec colère que M. Prohack, avec sa passion des règlements, était en train de perdre la guerre. Il répondait fortement : « Au point de vue des finances, perdre la guerre est un détail. » Il répondait encore : « Ce ne sont pas les brouillons qui gagneront la guerre. » Il ajoutait enfin : « Je ne connais que mon devoir. »

Finalement, la guerre ne fut pas perdue, et M. Prohack fit le calcul que, par son courage personnel, il avait épargné au pays cinq cent quarante-six millions de livres. Une fois, en l’absence de son chef, il eut à assister à un conseil de Cabinet. Sa femme, à cette nouvelle, fut dans tous ses états. Il lui dit : « C’est encore moi qui étais le moins ému. »

Cependant, le grand public n’avait jamais entendu parler de lui. On ne voyait pas son portrait dans les journaux illustrés. Le portrait de sa femme, en « munitionnette, femme d’un de nos hauts fonctionnaires, » n’était pas publié davantage. Aucun reporter n’avait esquissé sa « silhouette. » Aucun grand quotidien ne lui avait jamais demandé son opinion sur aucune espèce de sujet, par téléphone ou autrement. Sous le rapport de l’actualité, sa cote était zéro. Dans le Who’s W’ho, sa notice occupait quatre lignes.

Le menu de son déjeuner était ainsi composé : bacon, pain grillé, café, confitures, le Times et le Daily picture. Cette dernière feuille était pleine de mariages, de matches de foot-ball, de procès en cour d’assises, de jeunes femmes en dessous vaporeux, de réclames pharmaceutiques, de champions de boxe, d’étoiles de cinéma ; on y voyait encore le plus gros potiron de l’année, et des pronostics infaillibles sur le prochain résultat des courses et sur le dividende de sociétés par actions. En outre, quelques lignes de nouvelles sans