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le Césaréwitch devenait l’empereur Alexandre III ; il eut à exercer aussitôt son omnipotence.

Tandis que les médecins et les serviteurs procédaient encore à la toilette funèbre, le comte Loris-Mélikow sollicita ses ordres pour une affaire qui ne souffrait nul retard. Devait-il, conformément aux instructions qu’il avait reçues la veille, faire publier, dans le moniteur officiel du lendemain, le manifeste annonçant au peuple russe la transformation du Conseil de l’empire et l’évolution de l’autocratisme vers le régime représentatif ?

Sans la moindre hésitation, le Tsar répondit :

— Je respecterai toujours les volontés de mon père : faites donc publier demain.

Mais, dans le cours de la nuit, le ministre de l’Intérieur fut invité à décommander la publication du manifeste. C’était le résultat d’un conciliabule que le clan absolutiste venait de tenir au palais Anilchkow. Cédant aux supplications ardentes de ses familiers, Alexandre III avait soudain résolu de surseoir à l’exécution du testament paternel, jusqu’à ce que les circonstances lui permissent de le désavouer publiquement. Pour obtenir de son âme honnête et pieuse une pareille décision, il n’avait pas fallu moins que l’énergique éloquence de son ancien précepteur, le fameux procureur général du Saint-Synode, le fanatique défenseur du tsarisme intégral, Pobédonostsew.

Quand Loris-Mélikow reçut le contre-ordre, il s’effondra de douleur en s’écriant : « Quel misérable !... Il a déchiré sa propre signature ! »

Le lendemain et les jours suivants, Pobédonostsew redoubla ses instances auprès de son impérial élève. Sur un ton d’apocalypse, il lui dénonçait l’abominable sacrilège de « l’esprit, nouveau ; » il lui rappelait que l’autocratisme est un article de la foi orthodoxe ; il lui prêchait la nécessité d’un retour immédiat à « l’idéal mystique des tsars moscovites ; » il ne cessait de lui répéter : « Fuyez Saint-Pétersbourg, cette ville damnée ! Allez à Moscou, transférez le gouvernement au Kremlin !... Mais auparavant et tout de suite chassez Loris-Mélikow, chassez le grand-duc Constantin, chassez la princesse Youriewsky !... »

Et quand le timide Autocrate, anxieux, taciturne, ahuri, tourmenté dans sa conscience, échappait quelques heures à l’emprise véhémente de Pobédonostsew, c’était pour s’entendre