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Par la rue des Ingénieurs, le cortège atteignit le quai, toujours désert, qui s’allonge entre le canal Catherine et les jardins du Palais Michel. Ayant alors un bel espace devant soi, l’équipage du Tsar prit la grande allure des trotteurs Orlow, un trot si rapide que les chevaux des cosaques ne pouvaient le suivre qu’au galop.

Çà et là, quelques agents de police surveillaient le parcours. Un gamin, qui traînait un panier sur la neige, un officier, deux ou trois soldats, un jeune homme aux longs cheveux, qui portait à la main un petit paquet, — personne autre en cette large avenue tranquille.

A l’instant précis où la voiture impériale passa devant le jeune homme aux longs cheveux, il jeta son paquet sous les jambes des trotteurs.

Une explosion épouvantable, un nuage épais de neige et de fumée, puis un fracas de vitres et de bois, enfin des cris, des gémissements ! Et la scène apparut dans toute son horreur : deux cosaques et le gamin, qui traînait un panier, gisaient sur le sol ; des chevaux tués ; des flaques de sang ; les glaces de la voiture brisées et l’arrière-train disloqué.

L’Empereur, qui était sain et sauf, se précipita vers les blessés. Mais on accourait de toutes parts. Sautant à bas de leurs traîneaux, les officiers de police avaient empoigné l’assassin, qui était tombé en cherchant à fuir.

Cependant le colonel Dworjitsky, chef de l’escorte, suppliait le Tsar de monter dans un des traîneaux et de s’éloigner à toute vitesse. Mais Alexandre II voulut voir l’anarchiste, que la foule menaçait d’écharper. Tandis qu’il s’approchait du criminel, une des personnes qui venaient d’accourir lui demanda anxieusement :

— Sire, Votre Majesté n’est pas blessée ?

Il répondit :

— Non, je n’ai aucun mal, grâce à Dieu !

Alors, l’assassin, relevant la tête avec un rire sardonique, lui cria :

— N’est-ce pas trop tôt pour rendre grâces à Dieu ?

Au même instant, un inconnu, qui se tenait appuyé au parapet du canal, à deux mètres du Tsar, jeta quelque chose en l’air. Et une seconde explosion, foudroyante, souleva une nouvelle trombe de neige et de fumée. Quand le nuage fut dissipé,