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Les nihilistes participaient à cette effervescence générale. Non pas que l’octroi d’une constitution eût le moindre prix à leurs yeux. Ce qu’ils poursuivaient, ce n’était pas la rénovation du tsarisme, c’était son renversement ; ce n’était pas l’amélioration de l’ordre social, c’était sa destruction. Mais, d’instinct, ils jugeaient l’heure opportune pour rentrer en scène par une action d’éclat.

Au cours de février, la police constata, dans les bas-fonds révolutionnaires, une recrudescence d’activité. Du 7 au 11, elle réussit à mettre la main sur quelques anarchistes, réputés parmi les plus dangereux ; elle apprit, de la sorte, que le comité exécutif de la « Volonté populaire, » la Narodnaÿa Volia, organisait une série d’attentats qui dépasseraient en horreur tous les précédents : les coups seraient si violents et si répétés que, cette fois, le régime sauterait. Le chef suprême de la manœuvre se nommait Jéliabow, âgé de vingt-neuf ans, le type accompli de l’anarchiste. Ses affidés eux-mêmes le redoutaient pour son fanatisme agressif, pour sa volonté implacable et froide, pour son extraordinaire puissance de haine et d’audace ; ils ne l’appelaient entre eux que « le terrible Jéliabow. » Une jeune fille, Sophie Pérowsky, sa maîtresse, partageait sa vie aventureuse et traquée. De naissance noble, elle était belle, ardente et sombre comme une Euménide. Une telle énergie émanait de cette fascinante créature que parfois son amant, épuisé de fatigue malgré toute sa vigueur, pleurait de désespoir à ses genoux parce qu’elle ne lui tolérait pas une seule minute d’abattement ou de repos. Et l’on citait plusieurs de ses compagnons à qui elle avait imposé le suicide pour les punir d’une défaillance momentanée. Autour de ces deux protagonistes, se groupait « la cohorte militante, » une quinzaine de volontaires intrépides, qui, dédaignant les œuvres de propagande théorique, s’étaient spécialement voués au « terrorisme pratique, » c’est-à-dire à la fabrication des explosifs et à l’exécution des attentats. L’ingénieur Griniéwytski, l’étudiant Ryssakow, le chimiste Kibaltschich et la juive Jessy Helfmann semblaient jouer, dans le groupe, un rôle très important. La police était sur leurs traces.


Le samedi 12 mars, qui précédait l’ouverture du grand carême, l’Empereur communia, selon la coutume des tsars,