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je me suis pris à songer aux morts, aux millions de morts que ces vers si beaux ont émus comme ils m’émeuvent, humanistes, maîtres ou écoliers du temps jadis ; et ils m’ont semblé plus beaux, plus vénérables.

Tout chef-d’œuvre antique, toute Bible de l’humanité suggère cette impression. Elle n’est jamais plus forte qu’à la lecture de l’Évangile et des vieilles prières qui ont si longtemps bercé la souffrance humaine. Les relire, c’est entrer en communion avec la foule immense des morts.

N’entend-on pas dans la Marseillaise le chœur invisible de tous ceux qui se sont fait tuer en la chantant ?


Au petit musée de Waterloo, on s’attarde à regarder le trou qu’un biscayen a fait dans une cuirasse, celui qu’a fait une baïonnette dans une tunique ou un dolman, la large tache aujourd’hui noire autour de la déchirure, la trace du coup qui a tué.

De même dans l’œuvre des grands artistes et des grands écrivains on s’attache à la page dernière, parfois inachevée. Là aussi, la trace que la mort laisse en passant reste visible et nous émeut.

Telle, la lettre de Rotrou écrite de Dreux pendant l’épidémie de peste, peu de jours ou peu d’heures avant qu’il y succombât lui-même ; tel, le billet sur lequel se referme la Correspondance de Vauvenargues, le court billet qu’il adressait, déjà tout près de sa fin, à son bien cher Saint-Vincens, et qu’il signait ingénument d’un : « A vous pour toute ma vie. »

Tels, le Requiem de Mozart, l’Abrégé de F Histoire de Port-Royal, la Jeune captive et les Iambes ; telle la dixième et dernière Rêverie du promeneur solitaire...

Pages dont nous sentons tous la beauté particulière. Une âme encore vivante les a dictées ; mais, comme dans une gravure d’Holbein, c’est la Mort qui tenait la plume.

Ah ! cette dixième Rêverie, cette Rêverie inachevée, elle suffirait à me faire tout pardonner à Jean-Jacques. « Aujourd’hui, jour de Pâques fleuries, il y a tout juste cinquante ans depuis ma première connaissance avec Mme de Warens »... Celui-là, certes, est bien demeuré jusqu’à la fin fidèle au passé, fidèle à sa morte chérie. Sottise de ceux qui s’en vont répétant, après