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au débotté. » Renan, rentré chez lui, dut trouver ce billet et s’empressa d’aller voir Sainte-Beuve avant son départ, et de se prêter à son interview. Mal satisfait sans doute des explications qu’il avait fournies, il jugea à propos, le jour même, de les compléter par la lettre suivante :


Paris, 5 mai 1862.

Cher confrère,

Je ne vous ai pas assez bien dit ce matin en quel sens j’entends qu’il reste quelque chose de l’homme. Certes, il ne reste rien de sa conscience, ni de sa vie individuelle. Mais son œuvre reste, et son œuvre, c’est, à vrai dire, sa personne, son idée, sa vraie existence, puisqu’à cette existence idéale il sacrifie souvent son existence réelle. Cette existence idéale, la mort n’y porte aucune atteinte ; en un sens même, elle y met le sceau en la rendant immuable. Jésus n’existe-t-il pas plus éminemment depuis sa mort que pendant les courtes années de sa vie passagère ? Les œuvres de chacun, voilà donc sa partie immortelle, Opera eorum sequuntur illos. Cette existence idéale, l’homme l’a d’abord dans la conscience de l’humanité ; la gloire n’est pas un vain mot, et nous autres, critiques et historiens, remplissons un vrai jugement de Dieu. Mais, certes, cette vie-là n’est pas tout. Les hommes les meilleurs sont restés obscurs ; peut-être y a-t-il des esprits bien plus profonds et plus pénétrants que ceux dont nous admirons les ouvrages. C’est aux yeux de Dieu, dont l’humanité n’est qu’un interprète souvent inexact, que la justice est rétablie. C’est en Dieu que l’homme est immortel. Inutile de dire qu’il y a dans une telle manière de parler une part d’anthropomorphisme et de métaphore. Mais ce qui me parait résulter du spectacle général du monde, c’est qu’il se bâtit une œuvre infinie, où chacun insère son action comme un atome. Cette action, une fois posée, est un fait éternel. Chacun reste dans l’infini par son idée, par son type idéal, qui n’est pas sa conscience individuelle, inséparable du cerveau, mais par sa vraie personne, absolument indépendante des conditions du temps et de l’espace.

Voilà les idées où je suis arrivé sur ce problème. D’une part, il est évident que tout acte de conscience est une résultante de l’organisme. De l’autre, tout révèle, dans l’homme et dans l’humanité, une destinée transcendante. Vous me connaissez