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les grands génies l’intimidaient un peu. Il reconnaissait sans se faire prier la supériorité d’esprit, de culture, d’âme et de talent d’un Taine ou d’un Renan. Et puis, peut-être aussi comparait-il, dans le secret de son cœur, les « faiblesses » dont il a fait si souvent l’aveu à la parfaite dignité de vie de ses jeunes disciples et, se jugeant à sa vraie valeur, souhaitait-il de se dérober à l’hommage d’une « admiration » qu’il avait conscience de ne pas entièrement mériter. Renan dut comprendre la discrète leçon, car, beaucoup plus tard, dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, il expliquait et il excusait en ces termes curieux la ferveur excessive de ses enthousiasmes juvéniles : « Je ne peux, disait-il, m’ôter de l’idée que c’est peut-être après tout le libertin qui a raison et qui pratique la vraie philosophie de la vie. De là quelques surprises, quelques admirations exagérées. Sainte-Beuve, Théophile Gautier me plurent un peu trop. Leur affectation d’immoralité m’empêcha de voir le décousu de leur philosophie. »

En 1860, il n’en est pas là, et Sainte-Beuve, auquel il envoyait régulièrement tous ses livres, l’en remerciait avec effusion : « Voici le guide et l’artiste trouvés, écrivait-il à propos du Livre de Job, en cela comme en bien d’autres choses. Vous êtes de ceux qui, à chaque ouvrage nouveau, à chaque nouveau témoignage qu’ils donnent d’eux-mêmes, font mieux sentir le prix de l’estime qu’ils accordent. » Et à propos des Essais de morale et de critique : « Vous élevez tous les sujets que vous traitez, et, en même temps, vous y mêlez de charmantes finesses. » Sainte-Beuve lui ayant communiqué, en manuscrit ou en épreuves, la conclusion de son Port-Royal, on verra en quels termes il parle de ces « admirables » pages, et il se fait réserver l’article, ou plutôt les articles à écrire sur le livre, au Journal des Débats. Les deux articles parurent les 28 et 30 août 1860 : ils sont recueillis dans les Nouvelles études d’histoire religieuse. Sainte-Beuve, qui les souhaitait vivement, en fut ravi : « Port-Royal, écrivait-il à son critique, est un canton de plus, désormais, dans ce vaste domaine qui est vôtre et où vous promenez le coup d’œil tranquille et suprême de vos méditations comparées. Je vous ai procuré le thème et le prétexte. Voilà mon honneur. Je l’apprécie, et, depuis que vous avez ainsi parlé de moi, j’ai conscience d’être quelque chose de plus qu’auparavant pour le public, je parle du public des juges. »

Cette reconnaissance admirative n’allait pas tarder à prendre une forme plus concrète. Renan avait été nommé, en 1862, professeur de philologie sémitique au Collège de France. Après sa première leçon, troublée, comme on sait, par un violent tumulte, le cours fut suspendu. « Croyez-vous reprendre votre cours après Pâques ? lui écrivait Sainte-Beuve le 8 avril. Dans ce cas, je pense qu’il me serait permis et séant, au Constitutionnel, de faire sur l’ensemble de vos travaux