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il se récusait pour l’article, le sujet lui paraissant « bien gros » pour son public, mais il laissait entendre qu’il saisirait toute occasion de parler, sinon du livre, du moins de l’auteur. De fait, dans un article du 6 mars 1854, sur Madame Dacier, il trouva le moyen de glisser quelques lignes extrêmement élogieuses sur Renan, qui en fut, on le verra, profondément touché. Il récidivait trois ans après, dans un article sur Guillaume Favre [1]. A propos d’un travail fort estimable de Favre sur la Légende d’Alexandre le Grand, il écrivait : « J’aurais voulu que l’auteur, à de certains moments, nous eût montré la notion d’Alexandre telle qu’elle était chez les diverses nations contemporaines, plus exacte ici, moins exacte là, déjà fabuleuse ailleurs ; j’aurais voulu pouvoir considérer d’un coup d’œil et à chaque siècle les différentes nuances et les teintes de cette erreur en voie de progrès, de cette illusion naissante ou déjà régnante. J’aurais aimé à ce qu’il établit quelques-unes des conditions essentielles qui s’appliquent à tout fait, à tout phénomène historique du même genre. — Mon Dieu ! je m’aperçois que je demande en ce moment à Guillaume Favre de faire ce qu’eût fait en sa place, sur un tel sujet, Ernest Renan, c’est-à-dire un savant doublé d’un artiste écrivain. — Mais il aurait fallu pour cela dominer ses matériaux, les soumettre : Favre se borne à rassembler de merveilleux documents ; la maîtresse main s’y fait désirer. » Ces lignes charmantes et précises, qui sont comme un premier crayon de Renan, nous prouvent à tout le moins que Sainte-Beuve avait suivi de fort près ses premiers travaux.

Probablement quelques relations personnelles s’étaient établies entre eux : relations d’admiration déférente et empressée de la part de Renan, d’estime, de sympathie, presque de respect de la part de Sainte-Beuve. Après la réception des Etudes d’histoire religieuse, Sainte-Beuve écrivait à son jeune ami, en le remerciant et le félicitant très vivement : « Permettez-moi une seule remarque : quand je reçois ces preuves de votre amitié et de votre estime, il y a un mot que je voudrais effacer et que je vous prie de n’y plus mettre. Vous êtes de ceux qui ont pour devise : nil admirari, à plus forte raison neminem, surtout quand ce quelqu’un ne peut aspirer à un tel sentiment de la part de personne, et se contente, pour sa plus haute et sa plus légitime ambition, d’espérer de mériter que vous lui disiez un jour qu’au milieu de ses dispersions et de ses vagabondages, il a entrevu quelques idées qui ont été des lueurs avant le jour. » Peut-être y a-t-il dans ces lignes, délicatement exprimé, l’espoir discret d’un futur article ; mais il y a, ce semble, quelque chose de plus. Sainte-Beuve, au fond, était un modeste, et, comme il l’a dit de Nicole, « une âme seconde ; » il ne s’en faisait nullement accroire ; les grands esprits, les grandes âmes,

  1. Causeries du Lundi, t. IX, p. 239-240, article du 23 février 1857.